Suicides en agriculture
« Rico » aurait eu 59 ans ce dimanche

AG
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La veuve d’un éleveur côte-d’orien partage son expérience de vie dans une lettre dédiée à son compagnon parti le 7 mai 2020, jour de son anniversaire.

« Rico » aurait eu 59 ans ce dimanche
« Il faut faire attention à la vie, nous n'en avons qu'une », prévient Agnès Feurtet, veuve d'Éric Charles.

Les exploitants agricoles présentent la mortalité par suicide la plus élevée de toutes les catégories sociales. Dans un hameau de Millery, près de Semur-en-Auxois, Agnès Feurtet en sait malheureusement quelque chose. Éric Charles, son compagnon, s’est donné la mort il y a trois ans. Beaucoup de stress et de travail, ainsi qu’une accumulation de « petites choses » ont conduit cet éleveur charolais à commettre l’irréparable. Pour Agnès Feurtet, il était « important de témoigner » et de faire prendre conscience des risques du métier : « Il faut faire attention à la vie, nous n’en avons qu’une. Il ne sert à rien d’en faire toujours plus si le bien-être n’est pas au rendez-vous. Dans mon cas, j’ai essayé de faire comprendre à Éric que nous étions heureux, qu’il n’était pas utile d’en faire davantage. Mais il avait trop la tête dans le guidon pour m’écouter. De mon côté, peut-être n’ai-je pas vu à quel point il allait mal… Paysan est un très beau métier, mais la pression que subissent ces hommes de la terre n’a jamais été aussi grande que ces dernières années. La pression des papiers, de la traçabilité, des contrôles… Tout cela génère un état de stress difficile à gérer, qui plus est dans un milieu particulièrement fermé ». L’expérience de vie d’Agnès Feurtet, mais aussi son travail de paysanne et d’infirmière la font actuellement réfléchir. « On me pousse à le faire et je me dis que cela est sans doute une bonne idée. Je peux peut-être jouer un rôle, à mon échelle, dans la prévention des suicides, en proposant des témoignages ou des formations. Ce fléau touche beaucoup trop le monde agricole, il y a sans doute du travail à faire dans le domaine ».

Contact : agnes.feurtet3@gmail.com

 

Extrait de la lettre

« Trois ans ont passé, trois ans déjà. La vie est injuste, elle poursuit son chemin alors que nous aimerions revenir en arrière pour la modifier. Le 7 mai 2020, pour nous, tout s’est anéanti. Notre vie entière avec toi s’est écroulée. Tu as osé nous laisser seules, tes quatre chéries. Agnès, je suis ta compagne, dans le plus beau sens de ce mot. Je t’ai accompagné tout au long de notre vie et tu m’as fait découvrir et aimé ce beau métier au milieu des vaches. Nous avons eu trois filles, les plus jolies évidemment ! Héloïse 19 ans, Apolline 18 ans et Oriane 15 ans, ta petite fermière. Tu fais partie des trop nombreux paysans qui partent en se suicidant. Et oui, un de plus. Un de trop… Quand tu nous as quittées, je t’ai promis ce texte. D’une part, parce que tu le méritais et d’autre part, parce que j’ai trop de choses à dire. Tous ceux qui me connaissent savent que je suis une grande bavarde ! Donc oui, j’ai à dire ! En mars 2020, tu as eu la malchance d’avoir un tracteur qui a brûlé. Compliqué voire impossible de parler à quelqu’un pour régler l’indemnisation… Confinement, télétravail, tu passais ton temps à appeler et on te baladait de plate-forme en plate-forme… n’ajoutant que du stress à un homme sous pression ! Tu avais beaucoup de travail, mais c’était ton choix, tu travaillais jour et nuit, un surhomme qui a quand même ses limites. Tu t’étais donné une mission, celle de toujours faire plus, toujours avoir plus, comme beaucoup dans ce métier… Pour moi, la seule mission que nous ayons sur terre, est d’être heureux dans notre vie. Combien d’entre nous réussissent pleinement ? Alors évidemment, quand on croule sous le travail, on peut être obligé d’en laisser de côté, comme beaucoup aussi. Mai 2020, nous terminons les prophylaxies, toujours ces fameuses prophylaxies qui mettent un bon coup de stress avec cette épée de Damoclès : positif ou non positif ? Et il faut prendre toutes les bêtes alors qu’on est fatigué par les vêlages. Et qu’un troupeau a déjà été abattu en 2012 ! D’ailleurs, il faudra un jour que l’on m’explique pourquoi ces prophylaxies ne sont faites que dans quelques départements en France… Ces prophylaxies qui nous font rentrer toutes les bêtes même celles qui sont au pré et moins facile à prendre. Mais çà, c’est notre job. Pour nous, une laitonne n’a pas voulu suivre. Cet animal aura été source de bien nombreux problèmes… Alors un tracteur qui brûle, une laitonne aveugle que l’on ne peut attraper, les prophylaxies… ajoutés à la fatigue, au travail… C’était trop ! ».

« Quand tu es parti, j’ai découvert l’entraide. Comment une petite femme comme moi, infirmière, peut gérer une exploitation comme celle que tu as construite… ? Avec l’aide de paysans qui m’ont aidée, entourée, qui ont supporté mes pleurs, mes cris de douleur. C’est à travers toi qu’ils ont été et sont toujours présents, merci à vous : Christophe Jannier, Jean-Luc Pion, Fabien Léger et les autres… C’est à travers toi qu’ils m’apprennent le travail de paysan. Tu étais la gentillesse même, mon Rico, trop même ! Tu croulais sous le boulot mais tu étais toujours prêt à aider les autres. Et c’est cela qui ressort avec toutes mes aides. Alors voilà trois ans que tu nous as laissées, le temps poursuit son chemin avec ses hauts et ses bas. Les filles grandissent avec toutes les valeurs que nous leur avons transmises ; je pense qu’elles sortiront grandies de cette épreuve… Tu nous manques, Rico. Pas un jour où je ne pense pas à toi ».