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Livre

Corinne Fauconnet, conteuse des « empicassés »

En Bourgogne, un « empicassé », c'est un ensorcelé, quelqu'un à qui on a jeté un sort. Dans le roman qu'elle prépare, la Côte-d'orienne Corinne Fauconnet utilise cette matière sans verser dans le folklore. Elle y trouve le moyen d'évoquer un monde agricole confronté au changement.

Par Berty Robert
Corinne Fauconnet, conteuse des « empicassés »
Raconter un monde agricole en pleine mutation, mais encore confronté à la hantise du mauvais sort... C'est le but que s'est fixée Corinne Fauconnet avec son roman Les Ensorcelés.

On ne sait jamais trop comment naît un roman. Il y faut du hasard, de la réflexion, du vécu. Pour Corinne Fauconnet, on peut parler d'une collision. Pas sur la route, mais dans sa tête. Une collision aux allures d'évidence. L'écrivaine, installée dans le village de Rougemont, près de Montbard, en Côte-d'Or, met actuellement la dernière main à un roman qui devrait s'intituler Les Ensorcelés. On y parle de l'Auxois, de la paysannerie de la fin des années cinquante, d'une agriculture qui change et de sorcellerie ! Étrange cocktail qui prend sa cohérence lorsque Corinne Fauconnet explique comment l'idée lui en est venue : « Dans le cadre d'études de psychologie reprises il y a quelques années, j'ai été marquée par les travaux de l'ethnologue Jeanne Favret-Saada. Elle a beaucoup travaillé sur la sorcellerie dans les provinces. En étudiant son travail, cela a résonné avec mes lectures du Bourguignon Henri Vincenot qui fait beaucoup référence, dans son œuvre, aux désorceleurs, des individus capables de lever ou d'annuler des sortilèges, aussi nommés « dépicasseurs », en Bourgogne. Être victime d'un sort, c'est être « empicassé ». Je crois que mon roman est né de cette rencontre entre les recherches de l'ethnologue et les histoires racontées par Henri Vincenot… »

La fin d'une certaine paysannerie

Au cœur des Ensorcelés, on trouve Jeanne et Robert Garnier, un couple qui reprend l'exploitation agricole familiale, à un moment de profondes évolutions pour l'agriculture française d'après-guerre. « Cette histoire, poursuit l'auteure, me permet d'aller puiser dans mes souvenirs d'enfance et de laisser libre cours à mon imagination, en évoquant la fin de la petite paysannerie de subsistance, une réalité dont j'ai été témoin. » Robert Garnier, aîné de sa fratrie, est chargé naturellement de poursuivre l'activité agricole, au détriment de ses frères et sœurs, contraints d'aller travailler ailleurs. Cette dimension, elle est au centre des Ensorcelés, dans la mesure où l'auteure révèle aussi le poids de la responsabilité qui repose sur les épaules d'un homme qui a des valeurs mais qui, économiquement, ne peut pas compenser le bien dont il a hérité, aux dépens des autres membres de sa famille. Les malheurs, récurrents, auxquels il va se trouver confronté, ouvre une fenêtre inattendue sur cette sorcellerie qui, comme le souligne Corinne Fauconnet, n'est pas à confondre avec une survivance archaïque : « Ils sont confrontés à des pertes d'animaux, des maladies, des malheurs à répétition, qui ne sont pas toujours rationnels. Les vétérinaires restent perplexes et impuissants. Les ennuis mécaniques s'ajoutent aux problèmes sur les animaux, un incendie se déclenche… Robert Garnier, affaibli par ces péripéties, se met à boire, le couple se fragilise, même leur fille tombe malade. L'idée d'un sort jeté sur la famille s'impose peu à peu. » C'est là qu'intervient le personnage de Simone Bertheau, la désorceleuse.

Entre fantastique et réalité documentée

Pour autant, dans cette Bourgogne d'après guerre, plus personne ne croit au diable. L'ouvrage de Corinne Fauconnet se révèle alors prometteur, dans sa capacité à décrire une réalité où l'irrationnel est présent, mais sans pour autant verser dans le cliché d'une campagne moyenâgeuse et arriérée. Ce roman se présente comme la rencontre de la paysannerie de la fin des années cinquante et des pratiques qui touchent à la rivalité, la jalousie, et nos peurs ancestrales. Corinne Fauconnet a construit son ouvrage comme un thriller parsemé d'indices, où le fantastique a sa place, au côté d'une réalité bien documentée. « J'ai beaucoup échangé avec Jean-Louis Gallien, un agriculteur de Bussy-la-Pesles, près de Sombernon, afin d'ancrer ce que j'avais envie d'écrire dans un réel, un vécu. » Le gros bourg où vivent Jeanne et Robert Garnier est imaginaire, mais il se situe géographiquement dans l'Auxois, il comporte des commerces et bruisse de commérages. Les rituels de la désorceleuse sont bien présents : piquer dans un cœur de bœuf, faire sauter du sel dans une poêle, tirer des cartes… Le désorceleur fait sortir la colère. Il fait parler aussi, à la manière d'un thérapeute. « Le personnage de Simone Bertheau, précise Corinne Fauconnet, actionne des leviers, elle sait que les ensorcelés sont toujours des hommes, aînés de la famille, qui se sentent coupables de reprendre l'exploitation et donc, d'affaiblir économiquement leurs frères et sœurs. » Ce qui apparaît en filigrane, et au-delà de la dimension irrationnelle des choses, c'est aussi le récit d'une solitude, avec des exploitations qui ne peuvent plus faire vivre toute une famille et l'aîné qui doit prendre la suite pendant que ses frères et sœurs partent vers d'autres horizons professionnels.

Résonances actuelles

Cette rencontre entre des réalités socio-économiques très concrètes résonne même aujourd'hui avec la problématique du renouvellement des générations et de la transmission des exploitations, tout en faisant écho à des dimensions mystérieuses qui touchent à des peurs enfouies en chacun de nous. En écoutant l'auteure détailler son travail, on est frappé de sa proximité avec la thématique des conflits de légitimité qui peuvent exister, aujourd'hui, à travers la responsabilité que peut ressentir un fils ou une fille d'agriculteur lorsqu'il s'agit d'assurer la continuité et la pérennité du travail effectué par les générations précédentes. Le désorceleur, conscient de l'anxiété de l'aîné, dans un univers où la faiblesse est inconcevable pour un homme, agit comme un thérapeute de l'âme. Les Ensorcelés pourrait être édité d'ici la fin de l'année et Corinne Fauconnet devrait participer au festival Livres en Vignes qui se tiendra les 27 et 28 septembre au château du Clos de Vougeot. L'occasion, pour les lecteurs, de découvrir comment cette auteure, ex-enseignante et passionnée par la transmission du savoir par l'écriture, aura su jouer avec la langue et les imaginaires pour raconter au mieux ce qu'elle nomme joliment « cette grande affaire qui nous entoure », et qu'on peut résumer à la vie.

 

La force plutôt que le diable ou le bon Dieu...

Extrait d'un dialogue tiré des Ensorcelés :

« Quand on lui disait que ses pratiques étaient moyenâgeuses, elle haussait les épaules !

- Qu’est-ce qu’elle voulait dire par là ?

– Rien à voir avec le diable ou le bon Dieu, mais avec la force.
– Les gens venaient pour la maladie ?
- Pour la maladie, pour l’amour, pour les bêtes et la répétition catastrophique des malheurs afin de retrouver l’abondance perdue (...) »