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Société

Célibat des agriculteurs : entre clichés et vérités

Étudié depuis de nombreuses années, le célibat agricole masculin a beaucoup évolué. Longtemps lié au supposé manque de confort des habitations, il est aujourd'hui plutôt lié à un fait démographique : le manque de femmes dans les campagnes.

Par Églantine Puel
Célibat des agriculteurs : entre clichés et vérités
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Le célibat agricole reste un sujet de préoccupation, le succès de l'émission L'amour est dans le pré, en étant une des preuves.

Dès 1954, la question du célibat des agriculteurs (on parle ici du célibat masculin hétérosexuel) était une question, posée à l'occasion du recensement. On y observe à l'époque une surreprésentation d'hommes n'ayant jamais été mariés (définition du célibat dans ce recensement).

Une surreprésentation de nouveau observée dans les années 1960, 1970, 1990 et 2000, exception faite des années 1980 où la définition change, la proportion de personnes vivant maritalement sans être mariées augmentant, venant fausser les résultats.

Il n'empêche, le phénomène est donc récurrent. S'il tend à s'atténuer, le fait est que le célibat agricole reste un sujet de préoccupation, le succès de l'émission L'amour est dans le pré, en étant une des preuves.

Mais quelles sont les raisons du célibat dans la profession agricole et pourquoi inquiète-t-il ?

Tout d'abord, si la question du célibat se pose en agriculture c'est qu'il revêt une dimension « particulière dans la mesure où la transmission des exploitations d'une génération à une autre est un horizon central dans ce milieu », explique Christophe Giraud, sociologue, dans Le célibat des agriculteurs : unité et diversité en 2013.

L'enjeu de la transmission

Un enjeu que les Pouvoirs publics ont pris à bras-le-corps dans les années 1970 via les aides à l'installation. « Elles avaient pour objectif d'assurer dans les départements plus défavorisés le maintien d'un niveau minimum de peuplement et d'une activité agricole suffisante pour entretenir l'espace naturel », rappellent François Facchini et Raul Magni Berton (aujourd'hui enseignant de sciences politiques à Espol à Lille) dans leur article Politiques publiques d'installation et célibat des agriculteurs.

En effet, selon les deux chercheurs en sciences politiques, les pouvoirs publics avec la vision du CNJA (Conseil national des jeunes agriculteurs) perçoivent (déjà) à l'époque qu'une « trop forte baisse du nombre des installations en agriculture conduirait à terme à une pénurie d'agriculteurs et à un déséquilibre de peuplement des zones rurales qui rendraient la vie à la campagne encore plus difficile et moins attrayante pour les jeunes ».

Problème : toutes les politiques publiques vont alors s'orienter avec comme seul et unique prisme celui des freins financiers à l'installation et sans prendre en compte, justement, les facteurs sociaux et matrimoniaux.

Déséquilibre femmes hommes

Parmi les facteurs qui peuvent expliquer le célibat des agriculteurs, la « valeur sociale » de cette profession, c'est-à-dire la position de cette profession, plus ou moins élevée dans la société. Selon Christophe Giraud, cette « valeur sociale » a été « fortement dévaluée avec l'élargissement d'un marché matrimonial antérieurement limité localement ». Les filles d'agriculteurs et de la campagne ont épousé de jeunes salariés des gros bourgs environnants, délaissant les fils d'agriculteurs. Et bien que cette valeur sociale se soit améliorée par la suite grâce à la politique de modernisation agricole, « un déséquilibre local entre les garçons et les filles disponibles pour former un couple s'en est suivi », explique le sociologue.

Une théorie à laquelle François Facchini et Raul Magni Berton plussoient : « Les femmes et les hommes ne migrent pas de la même manière. Les jeunes femmes en ruralité ont tendance à partir à la ville. Or, quand on est dans une zone déficitaire du sexe opposé, on a plus ou moins de charme… Preuve en est que les femmes sont beaucoup moins célibataires que les hommes à la campagne », explique Raul Magni Berton.

Comment expliquer ce déséquilibre persistant ? « La tradition de transmettre les fermes à l'aîné masculin a contribué c'est certain. Ensuite, une fois parties en ville, la barrière est difficile à franchir pour les femmes. Quand on vit en milieu urbain, on a des projets qui vont avec, et vivre à la ferme n'en fait pas nécessairement partie ».

Pour lui, il semblerait qu'au-delà de ce déséquilibre objectif, hommes et femmes n'ont pas le même niveau d'informations sur le sujet : « Nous avions réalisé une étude dans le Cantal, la Corrèze, la Creuse et la Haute-Loire. Ce qu'on a constaté, c'est que les femmes savaient très bien qu'il y avait un déséquilibre en leur faveur en ruralité. Au contraire, les hommes le voient beaucoup moins ».

Familles fusionnelles

Ça, c'est pour les raisons objectives. Pour les raisons subjectives, il y a, entre autres, le caractère plus ou moins fusionnel de la vie familiale des agriculteurs. Selon Christophe Giraud, « les familles en milieu agricole, en dépit des objectifs supérieurs de reproduction, sont plus ou moins fusionnelles, c'est-à-dire intègrent plus ou moins fortement leurs membres et laissent plus ou moins de liberté aux individus, notamment les femmes qui se mettent en couple avec un agriculteur ».

Le sociologue explique ainsi qu'avec le mouvement d'émancipation des femmes dans les années 1960-1970, les jeunes femmes ont affirmé fortement les normes d'épanouissement et de reconnaissance dans le travail comme dans leur vie familiale et personnelle. Aussi, « le monde du salariat apportait à ses femmes, outre un confort qu'elles ne trouvaient pas dans le monde agricole, des opportunités de réalisation personnelle ». Pour le sociologue, une forme de rejet des jeunes femmes face à des situations de dépendance et d'invisibilité sociale, particulièrement présentes alors dans le monde agricole, s'est opérée dans les années 1970.

Les agriculteurs ne perçoivent pas le célibat comme un frein à l'installation car ils s'estiment comme uniques responsables de leur situation amoureuse.

S'ajoute à cela le fait que les jeunes femmes aspirent à une vie conjugale à distance de la génération précédente, autrement dit sans les parents de leur conjoint dans le paysage.

Si l'article de Christophe Giraud a 20 ans, le fait est que certaines théories trouvent probablement encore un écho aujourd'hui. Ainsi, en 2000, 50,1 % des chefs d'exploitation vivant et/ou travaillant avec un de leurs parents sont célibataires contre seulement 11,8 % pour ceux qui ne sont pas dans ce cas.

Quelles solutions ?

François Facchini et Raul Magni Berton, dans leurs études, ont demandé aux agriculteurs si le célibat était un frein à l'installation. Et bien qu'au premier abord, les agriculteurs ne voient pas le lien, quand on creuse, « les résultats soulignent l'importance considérable des perspectives matrimoniales (ou sentimentales) sur l'installation ». Selon leur étude, les agriculteurs ne perçoivent pas le célibat comme un frein à l'installation car ils s'estiment comme uniques responsables de leur situation amoureuse. Ils ont intégré que la faiblesse de leur revenu est liée à leur environnement (qu'ils ne contrôlent pas) mais ne voient pas que leur situation amoureuse peut, elle aussi, dépendre de leur écosystème.

« Ils voient leur situation amoureuse comme quelque chose de privé, et c'est le cas. D'ailleurs, les pouvoirs publics aussi et c'est pour cela qu'ils n'intègrent pas ces dimensions dans leurs politiques. Or, le célibat agricole est un phénomène social avec des répercussions importantes », ajoute Raul Magni Berton.

Selon lui et son confrère, la mise en place de politiques d'aides différenciées selon le sexe peut être une piste « car cela donne une information sur le territoire, dans un premier temps, mais aussi parce que cela peut aider à rééquilibrer le territoire ». En effet, d'après leurs travaux, « la proportion de femmes qui s'installent est fortement corrélée au nombre effectif des installations. En moyenne, si le contingent des nouvellement installés se féminise de 1 %, il y aura environ deux installations supplémentaires sur le territoire concerné ».

Pour Raul Magni Berton, « il est difficile de dire si à long terme, cet investissement est rentable mais le fait est qu'il peut avoir des effets bénéfiques pour l'agriculture et la ruralité en général »