Livre
Livre : un regard d'historien sur les fermiers en tant que classe sociale

Christophe Soulard
-

L’historien Jérôme Fehrenbach livre une somme sur le statut des fermiers et sur son évolution, avant et depuis la Révolution française.

Livre : un regard d'historien sur les fermiers en tant que classe sociale
L'analyse de la paysannerie française au prisme de son statut de classe sociale est au coeur du travail de Jérôme Fehrenbach.

Avant que le monde politique ne tombe le 11 septembre 1789 dans la bipolarisation avec le droit de veto accordé au roi Louis XVI, la société française était répartie en trois blocs : la noblesse, le clergé et le tiers état. Mais elle était cependant bipolaire depuis quelques générations si l’on considère qu’il y avait d’un côté ceux qui possédaient et de l’autre ceux à qui il ne restait que le minimum pour vivre. Dans tous les cas, il existe une « classe » qui, dans les tourments de l’histoire royale et révolutionnaire, semble être passée sous les radars des historiens : celle des fermiers, qu’on appelle aujourd’hui paysans, cultivateurs, éleveurs, agriculteurs, exploitants agricoles… Cette classe moyenne avant l’heure méritait qu’on lui accorde de l’attention et du crédit. Cet oubli est aujourd’hui réparé grâce au travail magistral réalisé par l’historien Jérôme Fehrenbach. En cinq parties et vingt chapitres, il revisite le cliché d’un Ancien régime coupé en deux entre paysans incultes et aristocrates tout-puissants. Il donne le ton dès les premières lignes : « Il est temps d’en finir avec les clichés. La société rurale de l’Ancien régime n’est pas coupée en deux par un infranchissable fossé entre une masse paysanne exploitée […] et une noblesse omnipotente […] La ferme est une réalité technique, le cœur du système de production de grains de l’Ancien régime. Elle est le moteur de l’économie rurale et non un simple rouage », écrit-il.

Analyse fine de l’économie agricole

Avec une multitude de sources, il décrit un monde économique somme toute assez florissant qui navigue cependant entre attrait et rejet : « Pour une partie de cette population […] la ferme est une étape de déclassement progressif […] Pour d’autres, elle est le nec plus ultra et le point d’arrivée de l’ambition familiale ». Décortiquant la « mécanique de la ferme » qui prospère à la faveur d’animaux (chevaux) en quantité et en qualité, il analyse les rendements et les masses financières dégagées par les fermiers pour parvenir à calculer les coûts de production. Pour certains, les dépenses de renouvellement du cheptel équivalent au moins à la moitié de la masse salariale (des journaliers). L’auteur multidiplômé (HEC, Sciences-Po, Ena) revient aussi sur la manière dont les fermiers géraient alors leurs terres avec « équilibre, audace et prudence », à la faveur d’un bail à ferme de neuf ans reposant sur « un pari économique régulé par le droit ». Le lecteur pourra voir dans cette analyse l’un des sujets de prédilection et la patte de l’auteur, qui est, dans la vie quotidienne, directeur général du Conseil supérieur du notariat. Gestion patrimoniale et gestion des risques sont disséquées à merci avec la même précision que l’enquête sociologique que Jérôme Fehrenbach mène sur la paysannerie d’élite composée de trois groupes sociaux agricoles : l’aristocratie de la grande ferme, les fidèles de la terre et les entrepreneurs mercenaires.

Force sociale

Tout aussi passionnante et documentée est la partie consacrée à la vie quotidienne à la ferme où l’auteur décrit la composition des logis, les tenues vestimentaires pour ces dames de la ferme et les messieurs, le soin du corps, l’intimité, les loisirs… Le rat des villes contre celui des champs si bien esquissé par Jean de la Fontaine trouve tout son éclat sous la plume de l’auteur : « Même pour les plus huppés des fermiers, le séjour chez les parents de la ville crée un choc ». Les humanités éducatives et spirituelles de même que les arts et la délinquance sont également abordés avant que le souffle de la Révolution ne vienne renverser un ordre assez bien établi. À l’aube du XIXe siècle, l’élite agricole et rurale reste une force sociale importante que viendront bientôt balayer les forces de l’ère industrielle. À travers cette enquête minutieuse, riche et impressionnante, Jérôme Fehrenbach prouve qu’il est aux agriculteurs et fermiers ce qu’Éric Mension-Rigau est à l’aristocratie et aux élites françaises : une référence.

Note : Les fermiers. La classe sociale oubliée. Jérôme Fehrenbach, 560 pages, 27 euros, éditions Passés composés