Crédits carbone
Quand l’agriculture joue le jeu de la compensation carbone

Léa Rochon
-

Des acteurs du monde agricole, comme la société France Carbon Agri, proposent d’accompagner les exploitants dans la vente de crédits carbone. Outre une modeste rémunération, l’envie de développer des pratiques vertueuses pour l’environnement est en réalité le premier facteur de motivation mentionné par les éleveurs déjà engagés dans le label bas-carbone.

Quand l’agriculture joue le jeu de la compensation carbone
Samuel Vandaele, président de France Carbon Agri. (Crédit France Carbon Agri).

Nos agriculteurs sont de véritables soldats du climat », avait affirmé l’ancien ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, en février 2022, lors d’une table ronde consacrée au rôle de l’agriculture dans la décarbonation de l’économie. Afin d’atteindre l’objectif européen de neutralité carbone en 2050, la France cherche à augmenter le stockage agricole du carbone dans les sols. Les acteurs publics et privés sont donc appelés à investir dans les crédits carbone agricoles nationaux. Le principe est relativement simple : grâce à des pratiques vertueuses pour l’environnement, l’agriculteur s’engage à stocker plusieurs tonnes de carbone dans ses sols et à réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Ces dernières seront ensuite achetées par des entreprises polluantes qui souhaitent compenser leurs émissions. Le prix d’achat dépend de la démarche de certification, de la nature du projet, de son origine géographique et des co-bénéfices éventuels, dont l’impact socio-économique, la préservation des sols et de la biodiversité ainsi que la protection de l’eau.

Un engagement tripartite durant cinq ans

En novembre 2018, le ministère de la Transition écologique a créé le label bas-carbone. Son objectif ? Certifier et authentifier la délivrance de crédits carbone sur la base de référentiels validés. En 2019, la structure France Carbon Agri, créée par différents organismes d’élevage, a saisi l’occasion et a développé la méthode Carbon Agri. Reconnue par le label bas-carbone, elle permet de mesurer l’empreinte carbone d’une exploitation agricole via l’outil CAP’2ER. L’agriculteur qui souhaite vendre des crédits carbone doit réaliser ce diagnostic, finançable par certaines collectivités ou coopératives. « L’outil fait la moyenne des trois dernières années de l’exploitation, explique Samuel Vandaele, président de France Carbon Agri. Un technicien propose ensuite des préconisations au chef d’exploitation afin de diminuer les émissions de son exploitation et d’augmenter la séquestration du carbone dans ses sols ». Le dernier mot incombe à l’agriculteur qui est chargé de choisir la voie de progrès dans laquelle il souhaite s’engager durant cinq ans. À noter qu’en élevage, les principaux leviers mis en place sont l’avancement de l’âge du premier vêlage, l’augmentation de l’autonomie protéique, une meilleure gestion des déjections via l’augmentation de la durée de pâturage, la réduction de la consommation de carburant et l’implantation de légumineuses et de haies. Une fois l’agriculteur engagé dans la démarche, France Carbon Agri labellise le projet auprès du ministère.

32 € minimum/tonne de CO2 fixé

Au bout de deux ans et demi, le technicien revient sur l’exploitation afin de constater ou de recalibrer les pratiques. Si les objectifs de mi-parcours ont été réalisés, ce bilan donne lieu à un premier paiement de 40 % de la somme totale des crédits carbone estimée. À la fin de la cinquième année, un auditeur indépendant s’occupe de vérifier si les tonnes de carbone évitées correspondent bien au label. L’ensemble des éléments sont, par la suite, transmis au ministère qui s’occupe de labelliser l’exploitation et lance la suite du paiement par rapport au bilan carbone réalisé. « Si le chef d’exploitation en a fait plus que prévu, ce qui arrive souvent, la totalité de ce qui a été réalisée lui sera payée », détaille le président de France Carbon Agri, qui garantit un prix minimum de 32 € pour une tonne de CO₂ évitée. Ce prix peut néanmoins évoluer dans le temps, puisqu’il s’agit d’un marché libre, de gré à gré. La commercialisation des crédits carbone stockés est directement gérée par France Carbon Agri. Selon l’organisme, les acheteurs se divisent en deux catégories. La première correspond aux entreprises dites polluantes, qui cherchent à compenser le carbone qu’elles émettent. La seconde englobe des entreprises qui n’ont pas d’obligations de compensation carbone, mais qui veulent répondre à la démarche responsabilité sociétale des entreprises (RSE). « En volumes de ventes, les entreprises dites polluantes représentent la plus grosse part », confie Samuel Vandaele. Ce qui n’empêche pas les petites et moyennes entreprises (PME), ancrées sur le territoire, d’être nombreuses à démarcher France Carbon Agri.

Plus de 8 000 éleveurs engagés

Depuis la reconnaissance de sa méthode, la structure a accompagné plus de 2 000 élevages français. Loin d’être le seul organisme à proposer la vente de crédits carbone, la synthèse des résultats Cap’2ER de 2023 communiquée par l’Idele révèle une empreinte carbone de 0,86 kg équivalent CO₂ par litre de lait pour le secteur. Les données sont issues de 8 324 élevages bovins laitiers français engagés dans la ferme laitière bas carbone. En 2022, une méthodologie en grandes cultures labellisée par le ministère la Transition écologique l’année précédente a également permis à France Carbon Agri d’intégrer 120 agriculteurs de la filière. Pour son quatrième appel à projet lancé l’été dernier, la structure a fait adhérer 140 céréaliers. Côté viticulture, une méthodologie est actuellement en consultation auprès du ministère. 

Vendre des crédits carbone, un levier afin d’optimiser ses pratiques

Vivre de la vente de crédits carbone, aucun agriculteur ne l’envisage réellement. François Garrivier, éleveur de 75 vaches allaitantes dans la Loire, en témoigne : « Si la raison n’était qu’économique, je n’aurais pas passé le cap ». En 2021, son diagnostic CAP’2ER tablait sur un stockage de 60 tonnes de CO2, soit l’équivalent de 1 920 € sur cinq ans. Une goutte d’eau. Il faut dire que le Ligérien a déjà tout du bon élève. Son cheptel dispose de 110 ha de surface, à 90 % composés d’herbes. « Finalement, ce diagnostic m’a permis de confirmer que mes pratiques étaient vertueuses et que les pistes d’amélioration pour stocker plus de carbone n’étaient pas très importantes », confie l’éleveur.

Avancer l’âge des premiers vêlages

Depuis l’établissement de son contrat, François Garrivier travaille tout de même sur plusieurs leviers. En complément d’une meilleure maîtrise de la fertilisa­tion azotée, l’éleveur a diminué le nombre d’animaux improductifs sur l’exploitation. « J’ai avancé l’âge des vêlages à deux ans, ce qui me permet d’émettre moins de carbone, tout en gardant un volume de production cohérent avec mon exploitation », détaille-t-il. Un axe également développé par Jean-Charles Tardieu, éleveur laitier dans le Cantal installé en Gaec. « Chez nous, c’était significatif : nous sommes passés de 36 à 30 mois. Économiquement, nous y gagnons plus que le fait de vendre le tonnage de carbone. ». Afin d’atteindre son objectif fixé à 300 tonnes, soit l’équivalent de 10 000 €, le Cantalien souhaiterait réduire sa consommation de tourteaux de soja en remplaçant ce dernier par du colza. « Mais nous n’avons pas encore avancé sur cette partie-là, puisqu’il faudrait que nous augmentions la quantité d’ali­ments pour correspondre aux appellations d’origine protégée dans lesquelles nous sommes engagés », relate l’éleveur, qui compte démarrer un premier test cet hiver et supprimer le soja si les pertes économiques ne sont pas trop élevées.

Outre l’optimisation du cheptel et son alimentation, les éleveurs engagés dans le label bas-carbone cherchent égale­ment à améliorer la conduite de leurs cultures. Dans le Cantal, Jean-Charles Tardieu a notamment mis en place des sursemis avec du trèfle violet, afin d’éviter le labour et le retournement, qui limitent le stockage du carbone dans les sols. « Finalement, les premières tonnes à gagner sont assez simples, surtout si l’éleveur n’a jamais réalisé de diagnostic CAP’2ER et de travaux », confie Mickaël Gonin, dont l’exploitation se situe dans le Rhône. Convaincu par la méthode, cet éleveur propriétaire d’une centaine de montbéliardes a misé sur tous les leviers cités précédemment. « Le plus difficile, c’est de réaliser des économies de carbone sans tout couper… Il ne faut pas engager de grands changements, il s’agit plutôt d’une optimisation du système ».

La décarbonation, un enjeu de filière

Dans la bouche de ces trois exploitants, le constat est identique : stocker puis revendre des tonnes de carbone est un véritable « enjeu de filière ». L’argent récupéré au bout des cinq ans ? Certains l’évoquent comme une sorte de treizième mois, d’autres comme une indemnisa­tion. Selon Jean-Charles Tardieu, installé dans le Cantal, l’avantage de ce système est même d’engager une rémunération sans passer par un financement public. « Nous avons trouvé le moyen de faire payer nos pratiques vertueuses aux entreprises qui polluent, comme une sorte d’amende », explique-t-il. Les opinions divergent davantage lorsqu’il s’agit d’évoquer l’identité des acheteurs. « Des confrères et consœurs me disent que nous n’allons pas faire des économies pour que d’autres entreprises polluent, souffle Mickaël Gonin. Nous devons donc être prudents ». L’éleveur rêve en réalité « d’un cercle plus vertueux » : un circuit court favori­sant l’achat des crédits carbone par des entreprises locales ou des coopératives laitières du secteur.

Infographie

Infographie