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Betteraves

Une filière face à l’impasse technique

Dans une logique de réduction des intrants en agriculture, le Président Emmanuel Macron avait promis que les agriculteurs ne seraient pas laissés sans solution face à des impasses techniques. C’est pourtant bien ce qui arrive aujourd’hui à la filière de la betterave. Elle attend une réponse gouvernementale sur les ravages provoqués par des pucerons, vecteurs de la jaunisse.
Par Berty Robert
Une filière face à l’impasse technique
( Crédit photo : Ministère de l’Agriculture ) Le 14 juillet, Julien Denormandie, nouveau ministre de l’Agriculture, était à Arville, en Seine-et-Marne, notamment pour constater les dégâts causés par la jaunisse sur les champs de betteraves.
Sur la carte de la dernière note technique émanant de l’Association interprofessionnelle de la betterave et du sucre (AIBS), datée du 24 juillet, l’Yonne apparaît en rouge bordeaux très foncé. Cela signifie que plus de 80% des parcelles du département implantées en betteraves sucrières sont impactées par la jaunisse virale, véhiculée par des pucerons. Comme la Seine-et-Marne ou le Loiret voisins, l’Yonne fait donc partie des zones les plus touchées par une maladie qui va sans doute faire de cette campagne 2020 l’une des pires depuis longtemps en France. Cette perspective, Didier Renoux s’y prépare tout en la redoutant. Le président de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) de l’Yonne ne peut que le constater : «on a eu droit à une invasion sans précédent, dès la mi-avril ! Nous n’avions jamais vu ça ! Nous avons passé au minimum deux insecticides avec les produits autorisés sur les betteraves (Teppeki ou Movento), mais nous ne sommes pas parvenus à en venir à bout». La question de la lutte contre les insectes est au centre de la problématique actuelle. «Cela fait deux ans que nous semons des betteraves, poursuit Didier Renoux, mais sans avoir le droit d’utiliser des néonicotinoïdes (NNI), l’insecticide sur l’enrobage de semence. Il y a quatre ans, l’Institut technique de la betterave (ITB) avait alerté sur le fait que nous aurions des problèmes, consécutivement à l’interdiction de ces produits». On y est, semble-t-il.

«Une aberration !»
Déjà en 2019, avec les premiers semis sans protection de la semence, il y avait eu une pression de pucerons, mais beaucoup plus réduite que cette année et les agriculteurs étaient parvenus à la maîtriser. «Cette situation est aberrante d’un point de vue environnemental puisque nous sommes obligés de passer jusqu’à trois fois de l’insecticide, alors qu’on connaît la pression sociétale autour de ces questions. Ça nous coûte plus cher, c’est contre-productif vis-à-vis de la population. L’enrobage de semences, c’était vraiment des micro-doses. La betterave est une plante bisannuelle, si on ne la récoltait pas, elle ne fleurirait que l’an prochain. Les abeilles ne viennent jamais butiner sur un champ de betteraves car il n’y a pas de fleurs. Nous les récoltons avant ! Donc, pas de menace pour les abeilles». Début juin, une grosse inquiétude est née parmi les producteurs, qui n’a fait que se confirmer par la suite. «Le résultat, explique le président de la CGB de l’Yonne, c’est que nous sommes, au minimum, à 80 euros de coût supplémentaire à l’hectare, par rapport aux semences enrobées que nous utilisions auparavant, en sachant que nous aurons une mauvaise récolte. Plus les jours passent et plus nous comprenons que, sur certaines parcelles, la baisse de rendement sera de l’ordre de 50 %». En moyenne, sur cinq ans, les rendements à l’hectare dans l’Yonne s’établissaient autour de 80/85 tonnes. Il est clair que, cette année, les cultivateurs ne couvriront pas leurs charges. Début août, au moment où ont lieu les premiers prélèvements permettant d’évaluer la récolte, les baisses de rendements sont déjà de 20 à 30 %. Cette attaque virale intervient après deux mauvaises années consécutives liées à la sécheresse. Et en 2020, celle-ci est encore présente. «Beaucoup de planteurs se découragent et se posent la question de la pérennité de la culture...» déplore Didier Renoux.

Toute la filière monte au créneau
Aujourd’hui, les producteurs (à travers une lettre commune de la filière betterave-sucre-éthanol Champagne-Bourgogne adressée le 25 juin) réclament une révision de l’interdiction de l’insecticide par enrobage de semences. «Si nous n’avons pas de réponse dans les semaines qui viennent, et que les assolements sont faits, je crains que beaucoup de producteurs se détournent de cette culture, parce qu’il ne sera pas envisageable de vivre encore une année comme celle que nous connaissons. On demande qu’un système d’indemnisation soit mis en place». Toute une filière monte au créneau, notamment avec l’AIBS. «L’Etat, poursuit Didier Renoux, est au courant : le nouveau ministre de l’Agriculture, Julien Denormandie, est venu le 14 juillet en Seine-et-Marne pour comprendre la situation. Plusieurs députés et sénateurs ont aussi fait leur travail là-dessus, malheureusement, dans l’Yonne, on attend toujours une réponse à la lettre que nous leur avons expédiée fin juin. Les responsables nationaux de la CGB sont sur le pont 24 heures sur 24... Si l’Etat ne prend pas ses responsabilités, les surfaces betteravières en France vont chuter drastiquement. En définitive, on risque de se retrouver à consommer du sucre du Brésil qui n’aura pas du tout été produit selon les même contraintes environnementales... L’opinion public ne se rend pas compte». La question se posera aussi pour la filière éthanol, qui récupère la production de 25 % des surfaces betteravières françaises. Souvent, la betterave a été la culture qui permettait de sauver une mauvaise année. Désormais, ce n’est plus le cas, sauf à prendre des décisions permettant de mieux la protéger. «Le Président Macron, conclut Didier Renoux, avait bien dit qu’en dépit des mesures de réduction des intrants, aucun agriculteur ne devait se retrouver dans une impasse technique. Si ce n’est pas le cas pour nous aujourd’hui, je ne sais pas ce que veut dire «impasse technique». Alors nous espérons bien une action gouvernementale». A terme, c’est sur la recherche que se portent tous les espoirs afin d’obtenir des variétés de betteraves résistantes à la jaunisse. Un travail qui portera ses fruits à une échéance de 4 à 5 ans, mais dans l’immédiat, il faut pouvoir protéger l’existant.

Une production très proche de son outil de transformation
Dans l’Yonne, la betterave concerne 150 exploitants agricoles, sur 2 500 hectares. Elle est cultivée dans le nord du département. Une partie de la production va à la sucrerie de Corbeilles-en-Gâtinais (coopérative Cristal Union), dans le Loiret, une autre à Connantre (coopérative Tereos), dans la Marne, et une troisième partie est livrée à la sucrerie de Souppes-sur-Loing, en Seine-et-Marne.

Les sucreries inquiètes

En aval de la production de betteraves, le secteur industriel de la transformation s’attend aussi à souffrir de la situation. Julien Ouvré, dirigeant d’une sucrerie et distillerie familiale fondée en 1873 et basée à Souppes-sur-Loing, en Seine-et-Marne, emploie 130 salariés permanents, auxquels s’ajoutent 50 saisonniers pendant la campagne qui s’étale de fin septembre à fin décembre. «La jaunisse va entraîner de mauvais rendements et des richesses faibles de la betterave, déplore-t-il. Cela aura des répercussions, avec un risque, à terme, de disparitions de sucreries. Pour moi, l’interdiction des néonicotinoïdes (NNI) est un non-sens. L’impact premier, ce sera une toute petite campagne». Depuis 2017, toutes les sociétés sucrières ont cherché à augmenter leur production, dans le but de réduire fortement leurs charges fixes (betteraves, masse salariale, dépenses énergétiques, transport...) afin de gagner en compétitivité, car, en parallèle, cette augmentation de production leur permettait d’exporter davantage dans les pays tiers, en dehors de l’Europe. La sucrerie Ouvré a battu des records de production sur la campagne 2017-2018 (plus de 100 000 tonnes produites, contre 75 000 en moyenne les années précédentes) ce qui l’a conduit à aller chercher des marchés d’export sur lesquels elle n’était jusqu’alors pas présente. Ce marché s’est donc développé de manière conséquente. Mais, en 2018 et 2019, la commercialisation à l’export s’est réduite : «Nous avons assisté à un effondrement des marchés européen et mondial, explique le dirigeant de l’entreprise, du fait de la disparition des contraintes sur les quantités de sucre exportées. Il nous fallait amortir cette chute en réduisant notre exposition à l’exportation d’environ 50 % entre 2017 et 2018. On a fait le choix de se limiter aux marchés français et européen où les prix de vente étaient un peu meilleurs». En 2019, face à des prix très bas, l’entreprise a choisi de stocker plutôt que d’exporter. Pour 2020, la grande interrogation réside dans les quantités de sucre disponibles, du fait de rendements attendus en forte baisse à cause de la jaunisse. «Les appels d’offres sont en cours actuellement auprès de la clientèle, mais nous avançons très prudemment parce que j’ignore sur quelle quantité de production nous pourrons compter. Nous sommes dans l’expectative...» L’entrepreneur fait reposer ses espoirs sur l ‘écoute des pouvoirs publics qui, selon lui, semblent avoir entendu le message d’alerte de la filière.