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Chanvre

Du foin à 10 millions d’euros la tonne

Les législations sur le cannabis évoluent. Les agriculteurs français pourront-ils produire cet « or vert » dans une filière officielle ? Économistes et policiers témoignent.
Par Pierrick Bourgault
Du foin à 10 millions d’euros la tonne
Le calcul est aisé : sur le marché clandestin, le gramme « d’herbe » ou de « résine » compressé nommée haschisch coûte environ 10 euros. La drogue est le produit agricole le mieux valorisé au monde, de même que l’alcool à l’époque de la Prohibition américaine, car l’interdiction justifie le tarif. Et non la qualité, souvent déplorable : nombre de consommateurs ont cessé de fumer ce haschisch coupé avec des ingrédients toxiques (paraffine, cirage…) et préfèrent l’herbe aux feuilles identifiables. L’absence de contrôle de qualité par un organisme officiel découle bien sûr de cette interdiction. Nombre d’amateurs cultivent donc eux-mêmes leur pot, un coin de jardin, un placard éclairé d’une lampe. Les motivations varient : du « joint » occasionnel un soir de fête à l’usage anxiolytique quotidien, antidouleur pour sportifs, boxeurs ou jockeys, « tisane de tilleul » des jeunes générations. Certains l’utilisent dès le matin pour affronter un travail stressant. Or, comme pour l’alcool, le problème s’évalue à la mesure de la quantité consommée. En France, 17 millions de personnes de 11 à 75 ans fument du cannabis, dont 700 000 quotidiennement (source ofdt.fr). Le vocabulaire évolue : « usage thérapeutique, récréatif, de détente », mais le fumeur de joints garde une mauvaise image : « punk à chiens » ou zadiste aux yeux rougis, passif et planant, il ne correspond pas aux valeurs de notre époque « dynamique ».

Fiscalité et calories
Cependant, un parfum de libéralisation flotte dans l’air. L’ouest des États-Unis qui autorise sa vente se réjouit des taxes encaissées et de l’accroissement du tourisme. Au Canada, l’officielle SAQ qui distribue les vins se charge aussi de l’herbe planante. L’Uruguay permet son commerce. Une motivation encore plus inattendue que la fiscalité et le tourisme stimule le marché américain : l’alcool apporte des calories et fait grossir, pas le cannabis. Selon un sondage cité par VSNews, « La marijuana est perçue comme meilleure que l’alcool pour la santé. » Un effet des campagnes anti-alcool ? Les vignerons redoutent cette concurrence.
En 2018, pour la première fois, l’Insee intègre la consommation de stupéfiants au calcul du produit intérieur brut – tout est bon pour gonfler la croissance, ou du moins ses chiffres. Les Français auraient dépensé 2,8 milliards d’euros en drogues diverses (50 % cannabis, 35 % cocaïne, 10 % héroïne), soit 0,1 % du PIB. La production française de drogues avoisinerait 100 millions d’euros, complétée par 400 millions d’importations, offrant un bénéfice estimé à 2,3 milliards pour les dealers.
Un tel marché excite les initiatives. La Hollande dope ainsi son tourisme depuis des années. En Italie, Zoesseeds.com vend des graines par correspondance et en boutique. De même, l’Espagnol CannaWine distribue des vins aromatisés au chanvre dans six pays d’Europe, sauf la France.

La police témoigne
Sous couvert d’anonymat, des policiers du terrain révèlent leur point de vue : « Le prix élevé vient de l’interdiction, légaliser diminuerait des tarifs. » C’est probable à long terme, mais les magasins récemment ouverts vendent l’herbe « sans THC » à 12,50 €/g, plus cher qu’un trafiquant. « L’achat officiel ringardisera le cannabis auprès des bad boys. » Certes, mais il existe une population intéressée qui n’ose en acheter illégalement, comme le prouvent les files d’attente à la porte des boutiques.
Fumer un joint risque-t-il d’entraîner vers les drogues dures ? Non, de même que boire une bière ne condamne pas au whisky et à la cirrhose. La police s’alarme cependant : « Concurrencés sur le cannabis, leur entrée de gamme, les dealers vont baisser les prix de la cocaïne et autres substances chimiques plus addictives et dangereuses. » Les effets euphorisants, anti-fatigue, dynamisants de certains produits sont en phase avec notre société de la performance. « Et depuis les campagnes anti-tabac, fumer devient démodé ». La légalisation du THC est-elle possible ? « Pas dans le paysage politique français, aucun parti ne l’assumera. Même les Socialistes n’ont pas osé. » Seul un vide juridique, tel la non-interdiction du CBC, est envisageable.

Peut-on produire « l’or vert » en France ?

En France, la législation est stricte, comme l’a constaté un jeune cultivateur de Désertines (Mayenne) condamné à trois ans de prison ferme en octobre 2017 pour ses 900 m² de serre. Pourtant, les initiatives se multiplient : des parfums pour cigarette électronique, des magasins BlueDreamLab et Cofyshop à Paris (ils assurent que leur taux de THC est légal). Petite-fille d’agriculteurs fournissant du chanvre à la papeterie de Quimperlé, Laure Bouguen a fondé Ho Karan (Nantes) et vend des crèmes de beauté à base de cannabis. En rentrant du salon mondial Canna-Tech, consacré à l’usage médical et récréatif, Laure Bouguen constate l’avancée des États-Unis, du Canada et d’Israël, tandis que Maroc et Espagne améliorent leur production. Elle déplore le retard pris par la France. Il serait dommage qu’un tel rendez-vous sociétal et un marché aussi prometteur échappent aux agriculteurs.