L'agriculture, ailleurs
L'agriculture cubaine souffre

Mylène Coste
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Entre un embargo américain qui dure depuis cinquante-huit ans et un modèle agricole centralisé et bureaucratisé, l’île de Cuba peine à nourrir sa population. Les difficultés économiques aggravées par la crise sanitaire l’ont plongé dans une profonde crise sociale.

L'agriculture cubaine souffre
Rogelio prépare du « guarapo », le jus de la canne à sucre

« Je peux vous vendre quelques cigares, mais ça reste entre nous… », nous fait promettre Rogelio. Tabaculteur à Vinãles dans la province de Pinar del Rio (à l’ouest de Cuba), il confie : « Je vou­drais bien vendre un peu plus de tabac directement aux touristes, car les prix sont meilleurs ! » Mais Rogelio ne le peut pas. 95 % de sa production doit être vendue à l’entreprise publique Ta­bacuba, les 5 % restants sont destinés à l’autoconsommation. De manière gé­nérale, l’économie agricole cubaine est contrôlée par l’État, de la pro­duction jusqu’à la commercialisation. « J’achète tout le matériel, les intrants et les semences à l’État avec lequel je contractualise les quantités que je dois produire. Au moment de la récolte, on vient chercher la production directement ici », explique-t-il. Âgé de 54 ans, il cultive une dizaine d’hectares de pro­ductions diversifiées : manioc, patate douce, canne à sucre, banane. Il élève également quelques porcs, bovins et lapins. Comme la majorité des agri­culteurs de l’île, il est usufruitier. « Je loue des terres au gouvernement pour une période de vingt ans, renouvelable », indique-t-il. À Cuba, près de 80 % des terres agricoles sont la propriété de l’État. La plupart du temps, il en confie la gestion à ceux qui la travaillent, des agriculteurs en individuel ou réunis en coopératives. Quant aux prix des denrées agricoles, ils sont fixés par le gouvernement.

Embargo et changement climatique

Rogelio achève tout juste la récolte des feuilles de tabac. Mais cette année, le butin est maigre. « On n’a pas pu faire entrer d’intrants, notamment les nitrates », dit-il. L’embargo américain rend difficile l’achemi­nement des intrants à Cuba. Les dif­ficultés se sont accentuées depuis la pandémie et devraient encore s’ag­graver avec la crise ukrainienne. La culture du tabac n’est pas un cas isolé. L’année 2021 a été, selon les aveux du ministre de l’Agriculture Ydael Pérez Brito, « l’une des pires années de la dernière décennie » pour le secteur agricole. La production de viande de porc a chuté de 53,5 %, celle de viande bovine de 13,5 % et le lait frais de 16 %. La production de riz, base de l’alimen­tation des Cubains, a flanché de 15 % en 2021. Pour 2022, le gouvernement a déjà annoncé que la production de pommes de terre ne suffirait pas à répondre à la demande intérieure. Plusieurs facteurs expliquent ce dé­crochage. Le secteur subit les effets d’une pénurie continue d’intrants agri­coles, conséquence directe de l’embar­go. Si Cuba est un modèle en matière d’agroécologie, cela ne suffit pas à maîtriser l’ensemble des problèmes sanitaires rencontrés dans les parcelles. D’autre part, le chan­gement climatique engendre de très nombreuses difficultés. Les sécheresses, de plus en plus fréquentes, sont aussi de plus en plus longues. Les tempêtes et ouragans provoquent des inondations désastreuses. Fin avril dernier, les excès de pluie ont gravement affecté la production de pommes de terre.

Un modèle agricole à bout de souffle

Outre l’embargo, de nombreux agri­culteurs mettent en cause les dys­fonctionnements du modèle agricole, centralisé et bureaucratisé. La collecte des récoltes est assurée par Acopio, une agence gouvernementale. Mais ses camions n’arrivent pas toujours à temps dans les fermes, ce qui induit du gaspillage et des pertes de récolte. Les processus d’expédition et de stockage sont en partie inefficaces, ce qui im­pacte la qualité des produits. Plusieurs observateurs pointent également le manque d’incitation pour les produc­teurs. « Ce serait plus simple si on pou­vait fixer les prix librement en fonction de nos coûts de production et du mar­ché, et si l’on pouvait vendre et exporter notre production directement, sans que tout passe par Acopio », souffle Roge­lio. Certains producteurs demandent également la suppression de diffé­rentes taxes et la reconnaissance de titres de propriété. Le gouvernement a annoncé, l’an dernier, soixante-trois mesures pour redynamiser le secteur agricole, mais leurs effets se font tou­jours attendre.

« Ici, on manque de tout »

Face à toutes ces difficultés, Cuba im­porte aujourd’hui près de 70 % des den­rées alimentaires qu’elle consomme. Une équation difficile, compte tenu de l’embargo. Depuis 2001, une dé­rogation permet d’acheter certains aliments aux États-Unis. Entre 2015 et 2020, l’île a importé pour 1,5 milliard de dollars de denrées - principalement du poulet - de son voisin américain. Mais ces achats doivent être payés comptant et à l’avance. C’est pourquoi Cuba fait aujourd’hui face à d’importantes pé­nuries d’aliments. « Il n’y a plus rien. Même avec de l’argent, on a du mal à trouver de l’huile, du lait, de la viande, les rayons sont vides, nous explique Adriana, habitante de La Havane qui fait la queue devant un magasin où elle espère trouver du poulet. C’est pire que dans les années 1990, on manque de tout. » Ces pénuries touchent tous les secteurs, jusqu’à la pharmacie. Les difficultés économiques ont été accentuées par la pandémie, qui a plongé Cuba dans une profonde crise sociale.