Maraîchage
Quand légumes rime avec altitude

Nicolas Bernard
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À Fréland, près de Colmar, dans le Haut-Rhin, Julien Gsell s’est lancé dans un pari audacieux : cultiver des légumes à 800 mètres d’altitude en appliquant les principes de la micro-agriculture bio intensive. Les premiers résultats sont prometteurs pour cet ancien sapeur-pompier reconverti dans le maraîchage.

Quand légumes rime avec altitude
Au milieu de ses 20 ares de cultures légumières, Julien Gsell veut démontrer que la micro-agriculture bio intensive a toute sa place dans la montagne vosgienne.

Le chemin cabossé s’enfonce inexorablement dans la forêt de Fréland. Au bout de trois kilomètres de feuillus et de conifères, la ferme du Barlin apparaît comme une oasis perdue au milieu de l’immensité boisée. Ce lieu de 1,6 ha composé de landes et d’arbres a été racheté par Julien Gsell et son épouse pour être converti en exploitation maraîchère. Mais sur une petite surface seulement - 20 ares - en appliquant les principes de la micro-agriculture bio intensive : produire sur une petite surface, sans mécanisation en densifiant au maximum. Un pari audacieux au vu de la typologie de l’endroit, exposé en grande partie au nord… et à 800 mètres d’altitude. Un choix surprenant de prime abord, mais bien réfléchi, qui s’inspire du travail de Jean-Martin Fortier, un agriculteur québécois devenu une référence dans le créneau de la micro-agriculture bio intensive. « S’il arrive à faire pousser des légumes entre avril et novembre, on peut le faire aussi », se dit Julien, qui entend casser certains a priori tenaces. « Pour moi, tout est une question de regard. À l’échelle française, on dispose de suffisamment de secteurs faciles pour cultiver les légumes, pour ne pas s’embêter à le faire dans des zones plus compliquées. Mais si on regarde sur un plan large, on se rend bien compte que le maraîchage en altitude est loin d’être impossible », explique le néo-agriculteur de 33 ans qui s’est lancé dans cette aventure suite à une reconversion professionnelle.

De la caserne au tunnel

Fils de vignerons bio basés à Eguisheim, il a d’abord emprunté la voie du service aux autres en devenant sapeur-pompier professionnel. Il enchaîne dix années en Moselle chez les soldats du feu avant de revenir sur ses terres natales, en 2019, à la caserne de Cernay. Un retour motivé, entre autres, par son envie de se réorienter vers les métiers de la terre qu’il a connus durant son enfance. « J’ai toujours voulu devenir paysan. Et je me suis dit qu’il ne fallait pas attendre la retraite pour ça. Même si mon travail de sapeur-pompier était passionnant, j’étais quand même beaucoup dans un bureau. Ça m’allait jusqu’à un certain point. Il fallait que je revienne sur le terrain. » Il aurait pu se positionner pour reprendre, à terme, l’exploitation viticole familiale. Cela lui aurait notamment coûté bien moins cher pour s’installer. « Mais il y a la vocation qui entre en ligne de compte. Je me voyais davantage produire de la nourriture que du vin. » L’achat de la ferme du Barlin a représenté un investissement conséquent pour le couple, mais très réfléchi. « Outre le fait qu’on a pu accumuler de la trésorerie pendant plusieurs années pour se lancer, c’est un projet qui a été bien construit et pensé en amont. On sait où on peut aller. » Il est d’autant plus confiant qu’il sait qu’en cas d’échec de ce projet agricole, il pourra réintégrer son poste de sapeur-pompier. « Dans la fonction publique, on bénéficie d’une mise à disposition de deux ans pour créer une entreprise. Et on a jusqu’à cinq ans pour demander à être réintégré. » Par ailleurs, son épouse est toujours officier des sapeurs-pompiers à la caserne de Colmar. Une sécurité de plus. « Je suis téméraire mais pas fou non plus », glisse-t-il avec le sourire.

Ici, pas de canicule

Pour réussir cette transition vers le maraîchage, Julien Gsell repasse sur les bancs de l’école pour décrocher un bac pro Production horticole avec l’idée d’avoir au moins un diplôme dans le domaine agricole. Avant de se lancer complètement, il garde un pied dans la caserne de Cernay le temps de créer ses terrasses et clôturer la parcelle. Les premiers semis ont eu lieu en février 2022. En parallèle, il quitte pour de bon son métier de sapeur-pompier et devient salarié à temps partiel chez des maraîchers bio d’Holtzwihr. « Cela me permet de sécuriser un petit revenu tout en apprenant le métier auprès de personnes bien plus expérimentées que moi », justifie-t-il simplement. Pour atteindre la rentabilité économique le plus vite possible, il a consenti tout de suite de gros investissements pour acheter tout le matériel et les équipements nécessaires (tracteur, tunnel, système d’irrigation, etc.). Un choix pour l’instant concluant puisque les trente paniers qu’il vend chaque semaine (la commercialisation a débuté en mai 2022 via une Amap et deux points de vente à Orbey et Eguisheim) lui permettent de couvrir ses charges. « Je ne me verse pas encore de salaire, mais je suis déjà à l’équilibre. Pour être vraiment bien, il faudrait plutôt cinquante paniers par semaine, et une période de production qui s’étale de fin avril à fin décembre, et non pas du 17 mai au 30 novembre comme aujourd’hui. » Petit bémol : l’exposition nord de son terrain élimine d’emblée la possibilité d’utiliser une serre durant cette période. « De mi-novembre à mi-février, le rayonnement du soleil est insuffisant pour chauffer une serre. Je ne pourrai donc pas maintenir une grosse diversité de légumes d’hiver frais. L’option la plus réaliste serait de mettre en place un stockage en cave ou chambre froide. » Son activité étant lancée il y a peu, il manque encore de recul pour poser un regard objectif sur son projet. Pour l’instant, en tout cas, l’altitude élevée de la parcelle n’a pas été une contrainte. C’est même plutôt le contraire. « Lors du premier coup de canicule qu’on a eu cette année, la température a grimpé ici à 28 °C maximum avant de redescendre très vite à 27/26. Alors que les plants de tomate de plaine subissaient échaudages et avortements, ils ont bien mieux résisté ici, » se félicite-t-il. « Pour autant, le changement climatique est bel et bien là. Ce type d’épisode va très probablement se reproduire. »

Trouver la densité optimale

Julien Gsell a la chance de ne pas manquer d’eau, enfin presque. « J’ai deux sources à disposition, mais j’ai tout de même installé un réservoir de 250 m3 pour être plus serein lors des périodes d’étiage. » Les sols étant très légers, la rétention d’eau est quasi nulle. Il se contente d’arroser ses parcelles avec un dispositif à micro-aspersion, à raison de 200 litres par heure. Ce qui est, à l’heure actuelle, largement suffisant pour assurer une production qualitative, quantitative et très diversifiée. « J’arrive à faire pousser tous les légumes ici, tout ce qui peut rentrer dans un panier. Je propose au moins cinq sortes de légumes différents par semaine. J’ai même planté des pastèques et des patates douces. On verra bien si ça marche ou pas ! » En attendant, il mise déjà sur des valeurs sûres moyennant quelques adaptations. Si la culture de courge reste assez aisée, à raison d’un plant tous les mètres, la donne est différente pour des légumes ayant des densités plus importantes comme les carottes : douze rangs, écartés de 5 à 7 cm entre eux, sur une planche permanente de 75 cm, associés à des légumes à la pousse plus haute. « En densifiant de la sorte, on crée un effet de canopée qui améliore la productivité. Il y a donc un équilibre à trouver entre ces plantations longues et l’espace nécessaire autour pour le reste. La micro-agriculture bio intensive, c’est rentable sur de petites surfaces, mais il faut trouver la densité optimale. » Julien a encore de nombreux défis techniques à relever pour faire de sa ferme une référence de la micro-agriculture bio intensive en zone de montagne. Le paillage en est un. « Pour l’instant, je ne le fais pas car je me pose encore pas mal de questions. Où en trouver ? Quoi mettre ? Comment semer à travers avec suffisamment de densité ? En en mettant trop, ça empêche le réchauffement du sol, même mis au bon moment, et ça peut favoriser la présence de campagnols et de limaces. » Pour le reste, il n’écarte aucune option : « On peut faire de la monoculture à petite échelle ou réfléchir à des associations de cultures pertinentes, entre celles qui ont un cycle long et un cycle court, ou celles qui poussent à l’horizontale et celles qui poussent à la verticale. Tout ça est très technique mais vraiment passionnant ! »