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Pisciculture

Une prédation à considérer

Si la prédation lupine est sur toutes les lèvres, une autre, passant plus inaperçue, fait, elle aussi, de grands dégâts : celle du cormoran. 

Par Chloé Monget
Une prédation à considérer
Crédit photo : FNPF- Laurent Madelon
La population de cormorans en France est passée de 104 860 individus en 2015 à 119 939 en 2024.

Dans la Nièvre, la prédation lupine n'est pas la seule qui fait des ravages. En effet, celle du cormoran qui sévit depuis plusieurs années dans le département est tout aussi préoccupante pour la pisciculture. Pour comprendre cette problématique, il faut revenir quelques mois en arrière. 

En 2024, à l'étang de Marvy se préparait la pêche biannuelle organisée par le gestionnaire de l'étang, la Fédération départementale des chasseurs (FDC 58), accompagnée pour l'occasion des étudiants en aquaculture du Legta du Morvan et des professionnels venus acquérir le produit de la pêche. Mathieu Danvy, en charge des dossiers communication, promotion et environnement à la FDC 58, explique : « Nous avions estimé 5 à 6 tonnes de poissons sur 10 ha d'eau. Au final, c'est 250 kg qui ont été récoltés... ». Un déficit témoignant de la voracité des cormorans selon Mathieu Danvy : « La présence en masse de spécimens en est la cause. Cette perte de produits a des conséquences car normalement les fonds récoltés permettent de financer une partie de l'entretien de l'étang de Marvy. Si pour la FDC 58 cela n'est pas gravissime en termes financiers, puisque nous avons d'autres sources de revenus, pour un particulier ou un professionnel cela peut remettre en cause son système ». Arnaud Pasquet, en charge de la communication de l'association Étangs de France Nivernais-Morvan, développe ce point : « En effet, les travaux d'entretien d'un étang sont souvent très onéreux et les fonds issus de la pêche sont, dans la majorité des cas, un moyen de les financer si ce n'est en totalité, du moins en très grande partie... Or, si les cormorans mangent tout, il ne faut pas s'étonner de voir de plus en plus d'étangs laissés à l'abandon  ; d'autant plus qu'aucune indemnité de dégâts n'est accordée aux propriétaires en cas de perte de rendement face à la prédation du cormoran. D'ailleurs, indirectement cela à forcément des conséquences sur l'activité économique et touristique du département qui est très prisé pour ses lieux de pêche »

Force de frappe

Nicolas Carbo, technicien en charge du développement, de l'animation et de la promotion de la pêche à la Fédération départementale de pêche de la Nièvre, rebondit : « Outre le réchauffement climatique qui impacte déjà fortement nos milieux aquatiques, la présence du grand cormoran (Phalacrocorax Carbo Sinensis) durant sa période de migration (de fin août au mois d’avril dans la Nièvre) est un facteur supplémentaire de disparition des poissons en masse sur certains secteurs. Au-delà de la prédation directe, les blessures entraînant la mort sont nombreuses parmi les survivants. Ajoutons que les actions de pêche du grand cormoran entraînent un stress important et une modification du comportement des poissons qui peut être létale à terme et/ou perturber la reproduction de certaines espèces (truites en première catégorie). Preuve de cette problématique, nous avons constaté que des tanches et des poissons blancs venaient se réfugier dans des zones peu profondes en hiver, alors qu’ils devraient être au plus profond de l'étang, là où la couche d’eau est la plus chaude. Rappelons, qu’en hiver, les poissons réduisent considérablement leur métabolisme et se nourrissent moins. Si chaque jour, les cormorans les perturbent et les forcent à fuir, au printemps, les poissons se trouvent affaiblis et sont plus sensibles aux maladies. Toujours dans la même veine, la prédation sur les sandres de 25 à 35 cm et les perches est énorme à l’automne en Loire. Ces deux espèces sont concentrées dans les zones en aval des ponts et c’est sur ces secteurs que les cormorans concentrent leur action de pêche à l’aube. Dans la Nièvre, Le niveau de la Loire est bas en général et d’autant plus à cette époque ce qui facilite la pêche du grand cormoran. Depuis l’explosion des populations de ce dernier, on constate clairement une disparition des petits sandres et des perches suite à ces prédations massives automnales sur l’ensemble de ces zones. N’oublions pas que cet animal est très organisé dans sa pêche. Il met en place des stratégies pour faciliter et maximiser le prélèvement. Les groupes composés de plusieurs dizaines d’individus sont scindés en deux équipes : des « pêcheurs » et des « rabatteurs ». Ils poussent les poissons d'eaux vives contre les seuils de ponts pour les coincer et en étangs ils frappent leurs ailes sur l'eau pour effrayer et rassembler les poissons ; dans les deux cas c'est la curée. Voir un groupe de cormorans pêcher est un spectacle fabuleux pour certains mais, pour nous qui protégeons les poissons ou pour un pisciculteur, regarder sa production se faire dévorer sans pouvoir agir, c’est un véritable crève-cœur. Quand les cormorans quittent une zone, c'est qu'il ne reste quasiment plus de poissons... ». De son côté, Arnaud Pasquet martèle : « Il peut nager sous l'eau jusqu'à 5 à 6 m pendant 2 min sans problème, le tout à une vitesse incroyable. Si les poissons marins sont profilés pour lui échapper, ceux d'eaux douces ne le sont absolument pas. Le cormoran est une machine de guerre pour eux » et pointe son appétit féroce : « un individu ingurgite jusqu'à 500 g de poisson par jour axant son repas sur les petits poissons comme le gardon, mais il peut également s'attaquer sans problème à des brochets de 300 gr ; il mange tout sans distinction ». Pour terminer de dépeindre le tableau, Nicolas Carbo rappelle l'évolution de la population au niveau national : « S'il était légitime de protéger le cormoran au début des années 70 suite à la quasi-disparition de l’espèce avec seulement quelques milliers d’individus, les comptages réalisés en France les hivers suivants ont prouvé que la population connaissait une croissance exponentielle, alors que celle des poissons est inversement à la baisse. Ainsi, en 1983, on comptait moins de 10 000 hivernants en France. Puis, en 2015, 104 860 cormorans étaient comptabilisés, en 2018 : 106 350, en 2021 : 115 127 et en 2024 : 119 939... La population est en augmentation quasi continue et la menace avec. Aujourd'hui, il faut bien avoir conscience que ce volatile est en train de détruire une partie de la biodiversité aquatique. Nous ne souhaitons pas le voir complètement disparaître, car nous sommes garants de la nature, mais une régulation des œufs sur les nids dans les pays du nord serait pertinente et pourrait permettre de sauver de nombreux spécimens aquatiques et par extension les professions piscicoles. Mais, pour le moment les moyens de défense à notre disposition ne sont pas viables, car ils font fuir le reste des animaux, ce qui n'est absolument pas souhaitable, et ils ne sont pas efficaces au vu de la masse de cormorans dans notre territoire ». 

Situation paradoxale 

Face à cette situation, la loi semble, elle, légèrement paradoxale. En effet, d'un côté elle paraît vouloir protéger et développer les activités piscicoles, et de l'autre, continuer à protéger coûte que coûte la population de cormorans. En effet, en mars 2025 dans la loi d'orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture il est stipulé : « (Art. L. 431-9) Les étangs piscicoles génèrent des services écosystémiques et des valeurs d'usage. En plus de leur rôle pour la préservation de la biodiversité et de leur contribution à la souveraineté alimentaire, ils constituent une source d'aménités et, à ce titre, font l'objet d'un soutien spécifique. Un arrêté du ministre chargé de l'Agriculture fixe les conditions d'application du présent article ». Toujours dans le même texte de loi, il est mentionné : « La protection, la valorisation et le développement de l'agriculture et de la pêche sont d'intérêt général majeur en tant qu'ils garantissent la souveraineté alimentaire de la Nation. Ils constituent un intérêt fondamental de la Nation en tant qu'éléments essentiels de son potentiel économique ». Côté protection contre les dégâts du cormoran, même si l'animal reste protégé, des dérogations sont possibles via des arrêtés. Accordé par le préfet, l'arrêté a pour but de prévenir : « des dommages importants aux piscicultures en étang ou la dégradation de la conservation des habitats naturels que ces dernières peuvent contribuer à entretenir ; des dommages liés à la prédation du grand cormoran, à la condition que des impacts significatifs soient avérés sur les espèces de poissons citées par l'arrêté du 8 décembre 1988 susvisé, sur celles mentionnées à l'arrêté du 23 avril 2008, ainsi que sur les espèces suivantes, anguille européenne, loche léopard, chabot du Lez, brochet aquitain, chevesne catalan, lotte, et sur les espèces pour lesquelles des indications suffisantes permettent d'établir que l'état de conservation de leur population est défavorable. Par impact avéré, on entend la caractérisation de dommages affectant l'état de conservation des espèces de poissons mentionnées aux alinéas précédents ». Seul problème, dans la Nièvre, la profession piscicole attend toujours un arrêté, malgré la situation dépeinte au-dessus. Nicolas Carbo réagit : « manifestement tout le monde se moque de ce qui se passe sous l'eau car cela ne se voit pas. Mais quand il n'y aura plus rien, il faudra assumer...». Enfin, Mathieu Danvy conclut : « Il faut se poser des questions : Quelle est la place de cette espèce dans notre département ? Pourquoi rien n'est fait pour remédier à cette prédation qui décime les populations de poissons ? Qu'est-ce que l'on souhaite : réguler un petit peu les cormorans pour sauver la vie aquacole ou les laisser faire et voir tout disparaître ? » ; des interrogations restées pour le moment sans réponses...

Un comptage à revoir

 Un comptage à revoir
Crédit photo : FNPF- Laurent Madelon
Comme pour d'autres espèces de prédateurs, le cormoran peut chasser en groupe.

Outre la problématique de la présence du cormoran, Arnaud Pasquet, Mathieu Danvy et Nicolas Carbo dénoncent une méthode de comptage ne prenant pas en compte les animaux de passage dans la Nièvre pendant de courtes périodes : « En effet, seuls les animaux hivernants sont comptabilisés, mais quand vous avez à l’automne plusieurs milliers d’individus supplémentaires qui passent par la Nièvre en faisant une halte de plusieurs jours pour manger, cela fait du dégât. La situation devient catastrophique dans notre département. Connaître avec plus ou moins d'exactitude le nombre de spécimens transitant dans la Nièvre donnerait très probablement un autre regard sur cette problématique ».

Crédit photo : FNPF- Laurent Madelon
Un seul cormoran peut ingurgiter 500 g. de poisson par jour.

Plus d'infos :
https://www.ecologie.gouv.fr/presse/communique-presse-publication-dun-nouvel-arrete-relatif-aux-grands-cormorans

https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000051368091