Quand les animaux nous apprennent à nous soigner
Des chèvres aux éléphants, des papillons aux chimpanzés, le bestiaire du livre Nos plus grands médecins illustre un savoir partagé du soin entre l’humain et l’animal. Alors que la science a longtemps réservé la pratique médicale à l’humain, Jaap de Roode montre que la capacité à se soigner est partagée par de nombreuses espèces, entre instinct et apprentissage.
« Hier comme aujourd’hui, la plupart des médicaments sont d’origine naturelle », rappelle Jaap de Roode. En effet, plus de la moitié des nouveaux médicaments antibactériens et 45 % des antiparasitaires sont issus de sources naturelles. Le biologiste, professeur à l’université Emory, à Atlanta (Géorgie) publie le livre Nos plus grands médecins, aux éditions Les Liens qui Libèrent, disponible en librairie depuis le 8 octobre.
Une pharmacie à ciel ouvert
L’auteur rappelle que notre pharmacopée humaine est d’abord construite à partir du vivant. L’aspirine provient de l’écorce du saule, la pénicilline d’une moisissure, et un traitement contre le diabète de type 2 dérive du venin du monstre de Gila, un lézard du désert américain. « Les animaux comme les humains utilisent des médicaments », souligne-t-il. Les humains ne seraient alors pas les seuls à avoir recours à des soins et médicaments adaptés à leurs besoins : d’après l’auteur, la nature est une vaste pharmacie, dans laquelle chaque être vivant (plante, champignon, insecte, mammifère) produit, recherche ou détourne des principes actifs soignants. Les exemples sont légion : les chimpanzés aspirent le jus de plantes amères contre les vers intestinaux, les oiseaux tapissent leurs nids de feuilles aromatiques pour désinfecter leurs œufs, les coatis (petits mammifères présents en Amérique), s’enduisent de résine antiparasitaire. Jaap de Roode cite également les chenilles parasitées par des mouches, qui apprennent à se nourrir de feuilles riches en alcaloïdes toxiques pour tuer leurs envahisseurs. Ces faits de médication animale sont regroupés sous le terme de « médication animale », que Jaap de Roode préfère à « zoopharmacognosie », car il englobe aussi les comportements innés ou collectifs, comme celui du papillon monarque, qui dépose ses œufs sur des plantes médicinales pour protéger sa descendance.
Ce que savent les chèvres
Les chèvres, elles aussi, en connaissent un rayon sur la médecine. C’est ce qu’a observé Fred Provenza, professeur émérite à l’université de l’Utah, qui s’est vu révéler une intelligence insoupçonnée du monde pastoral. Longtemps convaincu que les animaux domestiques avaient perdu leur autonomie, le chercheur a changé d’avis en observant les comportements de ses troupeaux dans le désert de Cactus Flat (États-Unis). « Un jour, des chèvres angoras se mettent à grignoter les tanières d’un petit rongeur, le néotoma ». Intrigué, Fred Provenza découvre que ces abris contenaient un compartiment saturé d’urine, riche en azote. « Apparemment, ces chèvres avaient découvert une source rêvée de nutriments », écrit Jaap De Roode. Cette observation a également permis de constater que ce comportement ne s’était à l’origine manifesté que dans un seul enclos, mais qu’il a été imité par d’autres chèvres par la suite. Ses expériences montrent aussi que les chèvres infectées par des parasites se tournent spontanément vers des plantes riches en tannins, aux propriétés antiparasitaires reconnues. Comme les moutons ou les bovins, elles savent ajuster leur alimentation selon leur état de santé.
Inné ou acquis, le savoir du vivant
Reste la question essentielle : ces comportements sont-ils instinctifs ou appris ? L’auteur explique que certains réflexes semblent génétiquement inscrits : les chenilles de l’isie isabelle (pyrrharctia isabella) consomment des alcaloïdes dès qu’elles sont infectées. Les grillons d’Hawaï, étudiés par la biologiste Marlene Zuk, ont cessé de chanter pour échapper à des mouches parasites, conséquence d’une mutation héréditaire. D’autres comportements sont le fruit d’un apprentissage individuel ou collectif : des expériences ont montré que rats et hyènes peuvent surmonter une aversion alimentaire en observant leurs congénères. Chez les éléphants, les jeunes apprennent quoi manger en touchant la bouche des adultes et chez les suricates, les petits imitent leurs aînés afin de choisir les bons aliments. « Les animaux peuvent associer la manifestation ou la disparition des symptômes avec la consommation d’aliments particuliers, même un jour après », assure l’auteur. Les animaux associeraient donc la disparition ou l’apparition d’un symptôme à la consommation d’aliments particuliers. Entre l’instinct et la culture, Jaap de Roode met en lumière un continuum du soin : la chèvre qui imite, le chimpanzé qui observe, la chenille qui réagit : tous participent à une même logique évolutive qui consiste à l’écoute du corps et de l’environnement.
Vers une médecine du vivant
À travers ses exemples, l'auteur fait cohabiter différents mondes : celui du médecin et du berger, du laboratoire et du pâturage. Selon lui, la médecine n’est donc pas une invention humaine, mais une capacité des êtres vivants à se réguler et donc à survivre. « Les animaux n’opèrent pas le cerveau ni ne mettent au point des vaccins », mais ils pratiquent, depuis des millions d’années, l’art de savoir se soigner. Ce savoir partagé nourrit la recherche pharmaceutique autant qu’il inspire une autre idée du soin : celle d’un dialogue entre nature et culture. Les exemples cités par l’auteur ne sont, selon lui, qu’un échantillon de la capacité des animaux à se soigner. « Nous allons découvrir de nombreux autres animaux-médecins » conclut-il.
L’aspirine, une découverte de l’ours
Bien avant les laboratoires pharmaceutiques, certains remèdes sont nés de l’observation attentive des animaux. Dans Nos plus grands médecins, Jaap de Roode raconte comment les peuples amérindiens ont découvert les vertus de plantes médicinales en observant les ours.
Chez les Ojibwés et les Sioux, deux grands peuples amérindiens d’Amérique du Nord, l’ours est considéré comme le plus grand des guérisseurs. « S’il apparaît dans un rêve, il fera de vous un homme-médecine », disent leurs traditions. Ces peuples ont observé les ours mâcher des feuilles d’achillée millefeuille pour soulager leurs maux ou creuser la terre à la recherche de racines d’Osha (Linguisticum porteri), encore utilisée aujourd’hui pour lutter contre les infections respiratoires.
Selon l'auteur, l'épisode le plus fascinant est celui de l’hibernation. Après plusieurs mois sans manger ni bouger (5 à 7 mois), les ours sortent de leurs tanières et se jettent sur les jeunes pousses de saule et de reine-des-prés. Ces plantes contiennent de l’acide salicylique, la molécule naturelle à l’origine de l’aspirine : ils l’utilisent alors pour éliminer l’excès d’urée accumulé pendant l’hiver et apaiser les douleurs dues à l’immobilité prolongée. Les observateurs de ce comportement ont ainsi reproduit leur geste en infusant l’écorce de saule, de laquelle est né un remède contre la fièvre et les douleurs. Quelques siècles plus tard, les chimistes en ont isolé la version de synthèse, l’aspirine.