Le crémant met l'histoire en effervescence
Le 24 avril à la Cité des vins et Climats de Beaune, une conférence exceptionnelle se tenait dans le cadre du cinquantième anniversaire des crémants de Bourgogne (voir également page 15 de ce même numéro). L’Union des producteurs élaborateurs de Crémants de Bourgogne a financé des recherches sur « 300 ans de bulles en Bourgogne ».

Chambertin, Clos-Vougeot, Romanée-Conti… Ces grands crus de Bourgogne vous évoquent-ils des effervescents ? Aujourd’hui non. Pourtant, ils ont existé. C’est une des nombreuses découvertes historiques exhumées des archives des domaines et maisons de Bourgogne, retrouvées par l’historien Thomas Labbé. L’Union des producteurs et élaborateurs de crémants de Bourgogne (UPECB) a donc décidé de financer ce travail de trois ans de recherche universitaire. Thomas Labbé a plongé dans les archives de Beaune et de toute la Bourgogne (Bailly-Lapierre, Veuve Ambal…) « jusque dans le Beaujolais » pour en remonter 300 ans d’histoire. Il faisait donc un vrai effort de synthèse pour n’en restituer qu’une « goutte perlée » en ce 24 avril à Beaune. Enfin plutôt une histoire effervescente. Il prolonge ainsi le travail de Jean-François Bazin sur deux siècles d’effervescence, livre sorti en 2011.
Des vins mousseux haut de gamme
En France, « pays des vins tranquilles, on a laissé de côté d’énorme quantité de récits sur les mousseux » en raison principalement du champagne « qui sature l’Histoire des vins mousseux. Comme si Bordeaux occultait tous les vins rouges ». Or, l’histoire est beaucoup « plus large ». Et les dynamiques sont en train de changer. Avec ses 270 millions de bouteilles, les ventes de Champagne dominent toujours, bien que ralentissant, alors que les crémants (114 millions de cols) sont sur une « dynamique positive », à commencer par les crémants de Bourgogne (24 millions). Du nord au sud de la grande Bourgogne, plus de 130 élaborateurs opèrent actuellement, mais auparavant, « tous les négociants vendaient du vin mousseux au XIXe et début XXe siècle, même des liquoristes comme Boudier avec un Clos-Vougeot mousseux ». Plus surprenant, ces vins mousseux ne sont pas des vins d’entrée de gamme dans ces terroirs prestigieux déjà, mais « des vins chers, comme chez Lupé Cholet, avec un Château gris mousseux Grand Corton plus cher que ses Chambertin ou Vougeot ». De quoi offrir aux lecteurs et aux économistes, un autre regard sur ces vins mousseux, loin de l’image péjorative des « roteux de foire » qu’on leur affublera au milieu des années 1950 « qui ont occulté l’histoire » des crémants notamment.
Chalon, capitale des mousseux
Pour structurer son histoire, Thomas Labbé distinguait trois époques qui sont autant de chapitres développés dans le livre. La première époque est celle de la « naissance » des mousseux que l’historien a retrouvée dans des écrits « dès le Moyen Âge », parlant de vin du côté d’Auxerre. « Des vins qui débordent plus que des vins mousseux, mais dont l’effervescence est donc bien avant celle des Champenois en 1675 », tacle-t-il. Le grand oublié de l’histoire bourguignonne est plutôt à rechercher à partir de 1720, au Royaume-Uni où une écrivaine déguste du « sparkling » bourguignon, presque en même temps que le boom du champagne. « C’était un vin de marchand. Les Anglais les importaient et les champanisaient », à partir de vin de Meursault par exemple, décrit comme « chauds et pétillants ». D’autres terroirs sont également mentionnés dans des écrits anciens comme la « moustille des vins de Chablis », voulant par-là dire qu’ils « prenaient bien la mousse », comme les vins de Buxy, citait-il en deuxième exemple, plus au Sud. Selon les termes de 1820, une « industrie » se met alors spécialement en place suite à la crise « des vins fins » de 1810, alors que la Champagne est en pleine « euphorie ». Les Bourguignons vont alors figurer parmi les « pionniers » à Nuits (Lausseure, Janniard…) et à Chalon-sur-Saône. Dans cette ville, Petiot-Groffier « domine » et monte même à 300 000 bouteilles de mousseux en 1843, alors que Moêt (120 000) et Mumm (70 000) ne sont pas encore au même niveau de production en Champagne. Ces « industriels » produisent davantage que les négociants tels que Bouchard ou Patriarche. « Petiot-Groffier avait une assise financière exceptionnelle et s’est lancé dans la bouteille pour attaquer des marchés internationaux (Russie, Afrique…), en débauchant des champagnisateurs pour imiter le champagne », alors essentiellement des mousseux blancs « extrêmement » dosés (minimum 9 % et jusqu’à 30 %) en sucre. À l’inverse, en France ne jure déjà que par le champagne. Une nouvelle crise « majeure » en 1840-1850 va conduire à « champagniser » des vins de crus fins comme le Clos-Vougeot ou la Romanée-Conti. Mais les Bourguignons ne maîtrisent pas forcément la prise de mousse. « Lausseure va casser 328 000 de ses 350 000 bouteilles en 1826 ». La qualité s’en ressent aussi avec des vins « épais, peu limpides ». Le champagne n’est guère mieux noté, ayant la réputation de « vin casse-tête car il était alors dégusté cul sec ». Les faillites se multiplient.
L'oublié « sparkling burgundy »
Dès 1860, la seconde époque débute avec les progrès œnologiques avec des techniques éprouvées de prise de mousse : le procédé Jean-Baptiste François avec le grammage du sucre selon l’acidité, l’appareil gazoteur, le moussogène, le limonadeur… le monde entier des bulles va alors venir se former à la station œnologique de Beaune. Fondée en 1801, la station œnologique va devenir l’école d’été pour « apprendre la champagnisation ». Ces progrès technologiques vont permettre la « reprise » des marchés du luxe pour se repositionner sous une forme de « démocratisation dans les bistrots » au début des années 1900. À la faveur d’une fiscalité avantageuse, les années folles de 1920 vont voir le champagne reprendre l’avantage sur les mousseux de Bourgogne et d’ailleurs (Allemands, Saumur…) qui étaient alors les « rois des mousseux ». La Bourgogne se tourne vers les « cuves closes », comme le Royal Meichior fabriqué à Belleville-sur-Saône. Les affiches des cuvées reprennent les codes des années folles. Les nouveaux centres de production sont alors Rully (François Bazille-Hubert, Veuve Ambal), Savigny et le Beaujolais donc. Rully gagne même le surnom de « petit Épernay bourguignon ». À la façon des vignes, des chantiers « mobiles » se déplacent dans le vignoble pour « champagniser à la demande ». Là encore, on « champagnise » des cuvées prestiges ou des monopoles « même si des assemblages se font », pour les vendre aux mêmes prix que les appellations grands crus, alors que les lieux-dits sont plus revendiqués qui deviendront plus tard nos Climats. Les banques vont « entrer en scène » pour instituer de nouveaux rapports entre viticulteurs, négociants et élaborateurs, tels qu’on les connaît aujourd’hui. Les mousseux rouges donnent même une identité à la Bourgogne (depuis 1820 donc) à l’export (car les vins blancs se vendent bien en France) jusqu’à devenir « LE produit iconique de l’effervescence, le sparkling burgundy ». Sa renommée est célébrée dans des chansons (Billie Holiday) et donnera même le nom d’une couleur aux États-Unis, reprise sur les fameuses guitares électriques Gibson. La dernière période, 1930-1980, est plus « complexe », comprendre plus réglementaire, permettant de passer des vins mousseux à l’appellation d’origine contrôlée (AOC) crémant de Bourgogne en 1975. Le directeur de l’Upecb, Pierre du Couëdic invitait tout le monde à lire le livre pour comprendre « l’influence de la Champagne » sur l’évolution des appellations crémants… « même si la Bourgogne est la première à se lancer lors d’une commission à Lugny ». L’INAO n’a répondu à l’Upecb que le 25 janvier 2025 à sa demande d’autoriser la revendication de lieu-dit. La Bourgogne va accueillir le congrès national des crémants à Beaune cette année.