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Géopolitique

Le blé, vital pour la sécurité du monde

Tous deux spécialistes des questions agricoles et de la géopolitique en matière d’alimentation, Christophe Dequidt et Sébastien Abis étaient les invités de la coopérative Ynovae pour son assemblée générale.
Par Dominique Bernerd
Le blé, vital pour la sécurité du monde
Christophe Dequidt, auteur du livre «Le tour du monde des moissons».
«Le blé sera t-il un jour plus précieux que le pétrole… ?» Un thème pouvant sembler un peu provocateur si l’on considère les cours d’aujourd’hui, mais qui a servi de fil rouge à l’intervention de Christophe Dequidt, habitué à parcourir la planète agricole, auteur du livre «Le tour du monde des moissons», et Sébastien Abis, expert sur l’agriculture et l’alimentation dans le monde. Tous deux étaient invités par la coopérative Ynovae, lors de son Assemblée générale du 8 novembre dernier, à présenter les enjeux mondiaux de la géopolitique du blé et ses conséquences pour les agriculteurs français. Le sujet n’est pas anecdotique, lorsque l’on se remémore qu’aujourd’hui, 3 milliards d’êtres humains en consomment quotidiennement 3 fois par jour pour se nourrir…
La projection dite «Mercantor» des cartes mondiales avec une Europe au centre du monde n’est plus conforme à la réalité des choses selon Sébastien Abis, rappelant que nos représentations des enjeux ne sont pas forcément les mêmes que d’autres peuvent avoir : «l’Europe et la France sont à la périphérie du monde pour un certain nombre d’habitants du globe, une banlieue de la planète…» Et des enjeux qui sont considérables, avec 230 000 personnes de plus chaque jour, à nourrir, souligne Christophe Dequidt : «personne ne sait dire combien nous serons en l’an 2100 : 8 milliards, 11 milliards…? Une fourchette d’au moins 10 ou 20 % qui rend les choses extrêmement dangereuses» Avec le fait que si en 2010, 1 homme sur 6 dépendait des marchés mondiaux pour se nourrir, en 2050, ce sera la moitié de l’humanité.

Deux airbus par semaine
L’histoire est là pour rappeler qu’en matière d’autarcie alimentaire, il y a toujours eu une forme de globalisation agricole et le rôle du commerce ne peut que se renforcer, d’autant que la demande de produits diversifiés augmente au fil des années : «la mondialisation de nos assiettes n’est pas nouvelle, elle a toujours existé et il faudra demain répondre aux attentes sociétales de plus en plus grandes par rapport à la variation des produits, mais aussi à leur quantité». La logistique céréalière à l’échelle de la planète sera d’autant plus déterminante, mais il nous faut prendre en compte ses fragilités : «il existe huit passages maritimes principaux dans le monde, dont la moitié relève de contextes géopolitiques et économiques particulièrement fragiles. La moitié des céréales passe aujourd’hui par ces points névralgiques situés dans des zones instables, soit quatre fois plus qu’au début du siècle». Pour mémoire, la commercialisation des céréales dans le monde représente par semaine l’équivalent de la vente de 2 airbus, ce qui ne manque pas de faire réagir Christophe Dequidt : «toutes les 6 secondes, 1 homme meurt de faim, alors replaçons les débats ! On a la chance d’avoir une agriculture qui nous permet de pouvoir faire partie de ce commerce international et il est temps de se mettre en tête en France que son agriculture est belle et aller la vendre ailleurs, notamment en matière de céréales».

Des atouts pour l’agriculture française
Christophe Dequidt et Sébastien Abis ont terminé leur présentation, par un survol de quelques pays à travers le monde, acteurs majeurs des enjeux de la sphère agricole. A commencer par l’Australie, vaste comme 14 fois la France, mais peuplé seulement de 22 millions d’habitants. Un pays qui totalise 407 millions d’ha de SAU mais dont 60 Mha sont aujourd’hui détenus par des capitaux étrangers. Premier investisseur, le Royaume Uni avec 16 Mha, suivi de la Chine, 15 Mha : «on a vu récemment sur les marchés apparaître une ferme à vendre de 11 millions ha et le gouvernement australien a commencé à s’en inquiéter, évoquant un intérêt de souveraineté nationale». Direction l’Argentine, un pays qui a fait le choix du soja et du maïs pour ses cultures, au détriment du blé : «en blé, l’Argentine est un nain ! La grande ferme du monde que l’on nous vend concernant cette culture n’existe pas. Sachez que toute l’Amérique latine confondue produit deux fois moins de blé en moyenne, qu’un seul pays comme la France». Grande puissance agricole depuis les années 2000, le Brésil voit son PIB dépendre aujourd’hui à 30% de l’agriculture, avec 20% de sa population active travaillant dans la filière agricole. Avec des enjeux logistiques à long terme très importants : «aujourd’hui, l’on construit des corridors transocéaniques, financés en partie par la Chine pour relier le Pacifique à l’Atlantique et désenclaver certaines zones agricoles comme l’Amazonie, que le Brésil est en train de défricher. Renforçant un peu plus dans les années à venir, ses capacités à l’export».
Premier exportateur mondial de céréales, Les Etats-Unis présentent des rendements encore assez faibles, en moyenne de l’ordre de 3,17 tonnes/ha, avec des zones de production très spécialisées et une concentration de ses exploitations : «14% d’entre elles assurant à elles seules, 85% de toute la production». Seconde puissance économique mondiale, la Chine compte aujourd’hui 1,3 milliard d’habitants, avec une équation majeure : comment nourrir sa population ? «Tout gouvernement chinois a en tête les famines passées et se dit «plus jamais ça» Un pays qui voit monter en puissance sa classe moyenne : «ils sont 300 millions, avec non pas un revenu, mais un pouvoir d’achat supérieur au nôtre et ils seront demain fortement demandeurs de vos produits». D’autant que les consommateurs chinois privilégient de plus en plus la qualité, suite aux différents scandales sanitaires ayant secoué le pays. Le gouvernement en matière agricole privilégie un «capitalisme d’État», avec notamment 400 000 vaches laitières en production, rappelle Sébastien Abis : «mais c’est une excellente nouvelle et il faut penser à plus long terme ! On a habitué les Chinois à boire du lait, manger du fromage ou utiliser du beurre et ils n’ont jamais été aussi demandeurs de lait sous toutes ses formes et de produits transformés importés qu’aujourd’hui». De nouvelles «routes de la soie», terrestres et maritimes, sont bâties à travers toute l’Asie du Sud-Est, pour en faire un pont avec le continent européen : «un fond de 1 000 milliards $ a été engagé pour les financer et la France est au bout de la route. Les produits français ont des opportunités pour conquérir encore plus de part de marchés vers la Chine et si on a peur de s’allier ou de créer des choses avec les Chinois, on risque des effets dévastateurs».
Plus mesurés en revanche, concernant les pays de la Mer Noire : «une zone du monde à fort potentiel, mais avec de grandes fragilités d’un point de vue sociopolitique. Tout n’est pas écrit dans le marbre, sur le fait que leurs performances d’aujourd’hui vont continuer à s’accélérer…» Continent pluriel où les choses bougent, l’Afrique Noire devrait compter 1 milliard de plus d’habitants à l’horizon 2050 : «ce seront 170 millions de tonnes de céréales à importer tous les ans pour équilibrer leurs besoins alimentaires».