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CepInnov

Les cépages bourguignons du futur entre patrimoine et innovation

Alors que les vendanges se terminent en Bourgogne, les organisations viticoles poursuivent une expérimentation qui pourrait transformer en profondeur la viticulture régionale d’ici 2035. Derrière le nom de CepInnov se cache un vaste programme scientifique destiné à créer des cépages résistants aux maladies cryptogamiques, tout en conservant la typicité aromatique des vins de Bourgogne.

Par Cédric Michelin
Au centre interprofessionnel technique des vins de Bourgogne (BIVB), Marion Wimmer vinifie plus de 300 microcuvées pour trouver les variétés résistantes à typicité régionale, et qui s'acclimatera du changement climatique d'ici 2035.
Au centre interprofessionnel technique des vins de Bourgogne (BIVB), Marion Wimmer vinifie plus de 300 microcuvées pour trouver les variétés résistantes à typicité régionale, et qui s'acclimatera du changement climatique d'ici 2035.

Les cépages pinot noir et chardonnay, emblèmes du vignoble, sont issus de vitis vinifera, espèce européenne naturellement sensible au mildiou et à l’oïdium. Pour les contenir, la viticulture repose depuis des décennies sur des programmes intensifs de traitements, qui nécessitent en moyenne de 8 à 12 passages par an en Bourgogne, parfois davantage lors des campagnes pluvieuses. Ces applications représentent la majorité des intrants phytosanitaires utilisés dans les vignes.

Face à ce défi, l’Inrae et l’IFV ont lancé le programme ResDur, qui introduit dans vitis vinifera des gènes de résistance issus de vignes américaines et asiatiques. Ces gènes permettent à la vigne de bloquer ou de limiter la progression des pathogènes. Les premiers résultats montrent que des cépages porteurs de deux à trois gènes de résistance combinés peuvent rester indemnes de symptômes sans aucun traitement, même lors d’années très contaminantes.

Le projet CepInnov, déclinaison bourguignonne de ces recherches, associe depuis 2014 l’Inrae de Colmar, l’IFV, le BIVB et le Comité Champagne. Son objectif est clair : croiser chardonnay, pinot noir et gouais avec des variétés résistantes, pour donner naissance à des cépages capables de produire des vins fidèles à l’identité régionale, mais naturellement protégés des principales maladies cryptogamiques.

Des milliers de pépins pour quelques candidats

La sélection est un travail de longue haleine. Entre 2014 et 2017, les chercheurs ont traité 300 inflorescences pour obtenir 12 780 pépins, dont seulement 328 plants ont été conservés après une première sélection. En 2018, 2 415 pépins supplémentaires ont donné une soixantaine de nouveaux individus.

Ces candidats ont été installés notamment sur la parcelle expérimentale d’Aluze, en Côte chalonnaise, gérée par la Chambre d’agriculture de Saône-et-Loire. Leur croissance, leur résistance et leur potentiel œnologique y sont scrutés avec précision (lire encadré). Aujourd’hui, plus de 300 greffons sont en observation.

La vinification à l’épreuve

Chaque vendange depuis, quelques grappes de ces jeunes vignes – entre 3 et 10 kg par variété – sont récoltées puis vinifiées au pôle technique du BIVB, à Beaune. Les micro-cuvées sont analysées et dégustées par des jurys d’experts (lire encadré).

Des perspectives pour réduire les traitements

Les premiers constats de terrain laissent entrevoir un véritable potentiel. Certaines vignes observées en 2024 n’ont montré aucune trace de mildiou ou d’oïdium, malgré une pression sanitaire exceptionnelle, et cela sans aucun traitement. À terme, si ces résultats se confirment à grande échelle, l’introduction de cépages résistants pourrait permettre de réduire de 80 à 90 % le nombre de traitements fongicides nécessaires. Cela représenterait un gain économique considérable pour les exploitations et une avancée environnementale majeure en diminuant l’empreinte carbone, la consommation de carburant et le ruissellement de cuivre ou de soufre dans les sols.

Pour les viticulteurs, ce serait aussi un soulagement en termes de temps de travail, la protection contre le mildiou et l’oïdium constituant aujourd’hui l’un des postes les plus lourds du calendrier cultural. L’objectif est de tendre vers une viticulture beaucoup plus économe en intrants, en ligne avec les attentes sociétales et les objectifs de réduction des pesticides fixés au niveau européen.

2035 : une échéance réaliste mais lointaine

Malgré des résultats encourageants, les chercheurs appellent à la patience. Avant toute commercialisation, les nouvelles variétés doivent être cultivées en plus grands volumes et évaluées sur trois millésimes consécutifs. De plus, la réglementation européenne, qui n’autorise pas encore ces cépages dans les AOC, devra évoluer (lire dans notre prochaine édition). L’horizon fixé est 2035, date à laquelle ces cépages résistants pourraient être proposés aux vignerons bourguignons. D’ici là, la profession projette déjà d’étendre ses recherches à d’autres menaces, comme la flavescence dorée, maladie redoutée dans les vignobles européens.

Une vigne entre rêve et réalité

« I have a dream », résument les chercheurs du BIVB : celui d’un cep de pinot ou de chardonnay capable de résister naturellement aux maladies, sans perdre son âme bourguignonne. Un rêve encore lointain, mais qui, à force de patience, d’essais et de rigueur scientifique, pourrait bien devenir réalité dans les prochaines décennies.

Préserver la diversité, anticiper l’avenir

Préserver la diversité, anticiper l’avenir

Si la création variétale est la partie la plus visible de CepInnov, le programme s’inscrit aussi dans un cadre plus large autour du matériel végétal. La conservation génétique des cépages bourguignons reste une priorité, avec plus de 360 lignées de pinot noir, 252 de Chardonnay et 58 d’Aligoté préservées dans les conservatoires régionaux. Ces collections sont de véritables banques de biodiversité, où les chercheurs identifient des caractères agronomiques utiles pour l’adaptation au changement climatique. La production de plants évolue, elle aussi,, avec la mise en place de nouvelles méthodes de pré-multiplication en serres sécurisées afin de fiabiliser l’approvisionnement (Qanopée). La qualité sanitaire fait l’objet d’une vigilance accrue, notamment face aux viroses comme le court-noué ou l’enroulement, et face aux dépérissements de certains porte-greffes, notamment le 161-49C.

Sur le terrain : l’expérimentation d’Aluze, cœur du programme CepInnov

La parcelle expérimentale d’Aluze, en Saône-et-Loire, constitue le véritable laboratoire à ciel ouvert de CepInnov. Elle rassemble 370 variétés issues des croisements, chacune représentée par six ceps. À ces rangs s’ajoutent des témoins de pinot noir et de chardonnay, traités ou non traités, ainsi que des bordures plantées avec des cépages résistants du programme ResDur afin d’éviter toute dérive de produits phytosanitaires.

Le suivi commence très tôt dans la saison avec les notations de phénologie. Dès l’apparition des premières pointes vertes, les équipes observent tous les deux à trois jours la progression du débourrement, afin de déterminer précisément la date de mi-débourrement de chaque variété. Avant le relevage et le palissage, le port de la végétation est également évalué grâce à une grille de l’OIV : port érigé, demi-érigé, horizontal ou retombant. La majorité des individus observés présentent un port demi-érigé, comme le pinot noir et le chardonnay.

La phénologie se poursuit ensuite avec la floraison puis la véraison. Cette dernière étape, qui consiste à évaluer le changement de consistance des baies, demande une grande expérience : les techniciens palpent cinquante baies par variété tous les deux ou trois jours, estime Marion Wimmer, cheffe de projet au BIVB sur les questions autour du matériel végétal. Répété sur 370 variétés, ce protocole représente un travail de longue haleine, d’autant que les écarts de maturité peuvent atteindre plusieurs semaines entre individus.

Les maladies font également l’objet d’un suivi rigoureux. Le mildiou et l’oïdium apparaissent généralement uniquement sur les témoins, mais un contrôle est maintenu sur l’ensemble des sélections. D’autres pathologies comme l’érinose, l’excoriose, le black-rot ou le botrytis sont également surveillées, de même que certaines carences nutritionnelles (fer, magnésium, cuivre). En fin de campagne, une notation supplémentaire est réalisée sur la vigueur des plants, en mesurant le diamètre des bois juste avant la taille.

Ce protocole méticuleux permet de dresser une véritable carte d’identité agronomique de chaque variété et d’identifier les candidats les plus prometteurs pour les étapes suivantes de sélection.

Du raisin au verre : le suivi œnologique des variétés CepInnov

Du raisin au verre : le suivi œnologique des variétés CepInnov

Le suivi des variétés du programme CepInnov ne s’arrête pas à la vigne. Il se prolonge jusque dans la cuverie expérimentale, où chaque lot est vinifié avec une extrême précision afin d’évaluer ses qualités œnologiques et organoleptiques.

À l’approche des vendanges, des contrôles de maturité sont effectués sur chaque variété : taux de sucres et acidité des baies sont mesurés régulièrement. Ces données permettent de classer les cépages par groupes de maturité et d’organiser la récolte, qui peut s’étendre sur six à huit semaines en raison des différences de précocité. À ce stade, les chercheurs du centre technique du BIVB calculent également les rendements par variété, en comptant le nombre de grappes par cep et en pesant baies et raisins. Les éventuelles pertes dues aux maladies sont aussi enregistrées.

Les vendanges sont réalisées par la Chambre d’agriculture de Saône-et-Loire, qui livre ensuite les raisins à la cuverie expérimentale du BIVB. Les volumes sont infimes : en moyenne quatre litres de moût par variété, ce qui relève de la micro, voire de la nano-vinification. Pour les cépages blancs, le protocole repose sur de petits pressoirs de 10 à 20 kilos et des bonbonnes en verre de 3 à 5 litres pour les fermentations. Le déroulement suit un itinéraire classique – pressurage, sulfitage, débourbage, levurage, complémentation – mais la rigueur est poussée à l’extrême. Chaque variété reçoit un code à six chiffres qui la suit depuis la parcelle jusqu’à la bouteille, afin d’assurer une traçabilité irréprochable. L’hygiène est capitale, car ces micro-lots sont particulièrement sensibles aux contaminations. De nombreuses analyses accompagnent les fermentations pour récolter un maximum de données œnologiques.

Pour les cépages rouges, les volumes sont légèrement supérieurs, avec l’utilisation d’un petit érafloir et de cuves inox de 15 litres. L’itinéraire de vinification est simplifié : éraflage, levurage, complémentation, macération de quelques jours, pressurage puis fin de fermentation en phase liquide. La fermentation malolactique se déroule ensuite sur tous les lots, comme dans une vinification classique.

Tout au long de la campagne, des jurys d’experts dégustent ces micro-cuvées. L’objectif est de repérer d’éventuels défauts, mais surtout de comparer les profils aromatiques aux références bourguignonnes. C’est une étape décisive : une variété peut se montrer vigoureuse et résistante au vignoble, mais si le vin qui en résulte n’évoque pas l’identité des grands vins de Bourgogne, elle sera écartée de la sélection.