Interview
ITV de Jean Viard

Propos recueillis par Christophe Soulard
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Le sociologue Jean Viard, spécialiste de notre rapport au territoire et bon analyste des dynamiques qui traversent la ruralité, aborde le rôle que devra assumer l’agriculture dans les années qui viennent.

ITV de Jean Viard
Pour le sociologue Jean Viard « l'agriculture doit reprendre la main sur l'écologie » (Crédit : Alexandre Dupeyron)

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les agricultures française et européenne depuis le déclenchement du conflit en Ukraine ? Sont-elles en mesure d’atteindre le niveau de résilience et d’autonomie (indépendance ? ) que l’on attend d’elles ?

Jean Viard : "Depuis 50 ans, on a oublié les guerres et les pandémies et on a surtout fait confiance aux marchés pour organiser les flux économiques. On a ainsi perdu de vue ces deux notions comme systèmes d’organisation de nos sociétés. Le général De Gaulle disait, à juste raison qu’une très grande partie de l’indépendance de notre pays et de sa sécurité reposait sur le nucléaire et sur l’alimentation. On a su préserver le premier pilier mais on a abandonné le second. Ce qu’a dit De Gaulle se transpose également pour l’Union européenne qui devra revenir à un modèle où elle va se mettre en capacité de nourrir sa propre population mais également être en capacité d’aider les peuples du Sud, en particulier le continent africain. Elle doit le faire pour au moins deux raisons : premièrement assurer sa responsabilité vis-à-vis du Sud et secondement contenir les mouvements de population. Ce que nous a notamment appris la pandémie du Covid, c’est qu’une immense partie de notre territoire français et européen était dépendante des métropoles. Il existe 200 métropoles dans l’UE, dont 8 en France avec le plus grand hub économique et numérique situé en Île-de-France. 80 % du territoire français est en milieu rural plus ou moins dense. Parmi ces ruraux, 70 % possèdent un jardin. Il faudrait que les agriculteurs s’allient à ces personnes qui partagent, à un moindre degré, les mêmes préoccupations qu’eux. Le métier de faire pousser des plantes, des arbres, celui d’élever les animaux leur appartient. Ils ne doivent pas être dépossédés de cette fonction".

Dans votre dernier ouvrage, vous narrez la façon dont est née la conscience écologiste dans la culture protestante, notamment à travers la rencontre entre Jean-Jacques Rousseau et la baronne de Warens. Les écologistes d’aujourd’hui ont-ils abandonné cette vision rousseauiste et idéalisée de la protection de la nature ?

J.V. : "L’écologie détient une réelle dimension religieuse. Ça ne se démontre pas. C’est comme Dieu : on y croit ou on n’y croit pas. Pour les protestants, la preuve d’existence de Dieu réside dans la beauté du monde. Il n’est par conséquent pas étonnant que les pays à forte dominante protestante (États-Unis, Allemagne, Suède…) aient été précurseurs dans la protection de l’environnement. Dans la France catholique, l’inflexion est venue avec le général De Gaulle pour qui le beau était supérieur à la propriété privée. Depuis la pandémie, la science a d’ailleurs repris une valeur importante. C’est sur la base de ce socle scientifique que l’agriculture doit être en mesure de reprendre la main sur l’écologie pour éviter de se faire doubler et se faire envahir par les écologistes urbains et les néoruraux qui viennent avec leurs préjugés sur la ruralité et l’agriculture, leurs propres représentations. Il faut aussi que les agriculteurs soient plus à l’écoute du monde, de ce qui se passe autour d’eux. Ils ont cette capacité à capter sans doute mieux que n’importe qui les signaux faibles qui montent au sein de la société. C’est notamment le cas des végans qui adoptent de nouveaux rapports à la vie. Je conçois parfaitement que les agriculteurs, notamment les éleveurs, puissent ne pas partager les convictions. Mais qu’ils ne tombent pas dans l’archaïsme et qu’ils dialoguent avec eux. De toute façon, les végans ne représentant qu’à peine 2 % de la population française. L’élevage ne va donc pas disparaître en France du jour au lendemain. Mais comme le dit le chef Thierry Marx, beaucoup de Français s’interrogent sur le rapport au vivant et dans un tel contexte, on risque, à plus ou moins long terme de « passer du bœuf-carottes au carottes-bœuf », c’est-à-dire avec plus de légumes et un peu moins de viande. Cette interrogation qu’une frange de la population française peut avoir se retrouve d’ailleurs dans le débat sur la chasse. L’agriculture n’est pas la seule concernée".

Touché par le film d’Édouard Bergeon, « Au nom de la terre », vous avez écrit que l’agriculture est l’avenir de l’Humanité. Mais comment faire en France, si comme vous le dites également dans votre ouvrage, nous avons le climat d’Alger en France ?

J.V. : "Si l’on en croit les scientifiques, le climat grimpera d’environ 500 km d’ici 30 à 40 ans. Autrement dit, Lille pourrait se retrouver vers 2060 avec un climat quasi méditerranéen. Faut-il s’en inquiéter ? je vous réponds que l’on cultive très bien des pommes de terre à Alger, sans aucun problème. Je pense cependant qu’il faut mieux sensibiliser la population et les agriculteurs à ce défi afin de prendre, dès aujourd’hui, les bonnes décisions. Par exemple, je préconise de planter des arbres en ville parce qu’avec un arbre qui fait de l’ombre, on économise quatre climatiseurs. Encore faut-il choisir la bonne essence qui sera résistante. Un platane par exemple ? L’agriculture doit être en tête sur le dossier du réchauffement climatique et des solutions à apporter que ce soit à travers l’agrivoltaïsme, les éoliennes, la méthanisation. À elle de porter ces sujets et de construire des utopies comme ses adversaires le font. À l’agriculture d’être en pointe sur ces sujets pour construire le monde de demain".

Note : (*)« La France telle que je la connais » - Éditions de l’Aube – 144 pages – 17 euros.

Exergue : « Faire pousser des plantes, des arbres, élever des animaux appartient aux agriculteurs. Ils ne doivent pas en être dépossédés ».