Point de vue
Point de vue sur l'apport de nutriments au sol pour le stockage de carbone

Vincent Chaplot
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Vincent Chaplot, agriculteur côte-d’orien et directeur de recherche à l’Institut de recherche et de développement (IRD), développe l’idée qu’un apport massif de nutriments au sol pour y stocker du carbone est un enjeu majeur pour qui veut accroître la production en respectant l’environnement.

Point de vue sur l'apport de nutriments au sol pour le stockage de carbone
Ce tableau détaille la biomasse produite et la quantité de nutriments exportées par différents usages des terres.

Stocker du carbone dans les sols est la voie qui est actuellement proposée pour lutter contre le changement climatique, mieux s’y adapter, tout en améliorant la qualité des sols afin de produire durablement des denrées alimentaires. Or, restituer les résidus de récolte au sol, planter des arbres, des couverts végétaux et autres Surfaces d’intérêt écologique (SIE) comme cela est suggéré, sans apport d’azote (N), phosphore (P), potassium (K), soufre (S), ces nutriments essentiels aux plantes et à la vie des organismes du sol, conduira au déstockage de carbone et à la poursuite de la dégradation des sols. Les sols agricoles mondiaux souffrent d’une baisse continue, presque inéluctable, des stocks d’humus (carbone associé aux principaux nutriments). C’est une des causes reconnues de la baisse de fertilité et de la dégradation des sols.

Des observations formalisées

Alors que l’on croyait le phénomène consécutif à la révolution agro-chimique des années 1950, dès après la 1re guerre mondiale les chercheurs français Barbier et Boussingault, ou américains Allway et Snyder, publiaient sur l’épuisement progressif des sols suite à la mise en culture de terres vierges (forêt ou prairie) ou lorsque l’élevage était abandonné. Un épuisement qu’ils attribuaient à la destruction de l’humus. En cela, ils ne faisaient que formaliser les observations des paysans des siècles passés sur les baisses, d’abord lentes, sur 10-15 ans, des rendements des cultures, puis vertigineuses et accompagnées de difficultés de travail du sol. La science moderne a longtemps cru que les causes de la disparition de l’humus résidaient dans le travail du sol, principalement le labour que l’on a tendance à bannir aujourd’hui. Pour certains scientifiques, si l’on favorisait plus de photosynthèse et toute l’année grâce à des couverts, des arbres, l’humus reviendrait au sol. Or les preuves scientifiques ne sont malheureusement pas là. Pour ce qui est du semis direct (et le travail simplifié), les synthèses les plus récentes des résultats mondiaux qui incluent des centaines de sites (dont quatre en France) où un travail minutieux a été réalisé, révèlent un stockage superficiel en trompe-l’œil : sur un mètre de profondeur c’est un déstockage généralisé qui se produit, sauf sous climat méditerranéen. Idem pour les arbres en ligne dans les champs et les couverts végétaux (synthèses disponibles sur https://www.afes.fr/2020/11/16/discussion-carbone/).

Bactéries sollicitées

Si les pesticides, les engrais minéraux, les engins lourds, le travail du sol, l’absence de couverts n’expliquent pas la dégradation systématique des sols cultivés, tout converge vers les exportations massives de nutriments par les plantes cultivées. Fin 2021 j’ai publié dans la revue internationale Geoderma un article où j’indique qu’un champ de blé, qui produit 7 tonnes de grain par an et par hectare, exporte à surface et temps de pousse égaux 153 fois plus de P qu’une coupe à blanc de forêt de feuillus, 34 fois plus de P que la viande produite sur pâture et 20 fois plus de K que ces deux milieux naturels (voir tableau). Pour trouver les quantités astronomiques de nutriments dont elles ont besoin pour leur développement, les plantes sollicitent des bactéries (en sécrétant des exsudats parfois nommés « carbone dissous ou liquide ») pour dégrader l’humus des sols. Ainsi, plus on plante, plus on exporte des nutriments et plus on détruit d’humus du sol. Il en est de même des apports au sol de résidus fortement carbonés comme les pailles de céréales qui nécessitent, pour être dégradées, de grandes quantités de nutriments que les bactéries vont aussi chercher dans l’humus du sol.

Bonnes pratiques

Dès lors, comment renverser la tendance, refaire de l’humus dans les sols et améliorer leur qualité ? Les chercheurs du début du XXe siècle et les agriculteurs savaient les vertus des fumiers décomposés (qui apportent des nutriments essentiels sans acidifier le sol), du trèfle et de la luzerne qui puise les nutriments dans l’atmosphère et les couches profondes des sols et des roches pour les accumuler dans les horizons de surface du sol. Plus récemment Kirkby (2013) et Poeplau (2016) nous indiquent que l’humus se forme plus qu’il ne se détruit lorsque les apports de nutriment au sol sont importants et lorsqu’ils respectent les ratios de nutriments trouvés dans les bactéries du sol, source de l’humus. Parce que les pailles sont bien trop riches en carbone par rapport aux besoins des bactéries, l’apport d’une tonne au sol devrait être compensé par 5 kg d’azote, 2 kg de phosphore et 1,4 kg de soufre. Compte tenu de cela, améliorer la fertilisation durant le cycle cultural pour éviter la destruction d’humus liée aux déséquilibres nutritionnels, apporter des fumiers, fertiliser les résidus de récolte avec des engrais complets de type 20-10-10-5, ou fertiliser des couverts avec une formule d’engrais complet adaptée constitueront des pratiques agronomiques et écologiques de premier plan pour stocker massivement du carbone dans les champs cultivés et améliorer la production. Or, nous sommes largement déficitaires en nutriment, sauf sous maïs. À ce jour les incitations à planter des légumineuses qui sont broyées au champ vont dans le bon sens. Par contre, l’interdiction de fertilisation des SIE ou des colzas à l’automne va à l’encontre de cela et des objectifs de protection des eaux : en détruisant l’humus des sols, elle conduit à plus d’érosion et de fuite des nutriments (dont l’azote) vers les cours d’eau et les nappes.