Brasserie
Petite histoire de la bière d’Alsace

Margot Fellmann
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La bière d’Alsace domine aujourd’hui le marché français. Il faut remonter au XIXe siècle pour comprendre cette histoire et comment elle fait écho à celle du peuple et du territoire alsaciens. Des villages à la grande ville, des foyers aux grandes industries, la brasserie alsacienne se raconte au travers des mots de l’historien Nicolas Stoskopf. Jusqu’en 2023 et le départ annoncé d’Heineken de l’emblématique brasserie de l’Espérance.

Petite histoire de la bière d’Alsace
La brasserie de l’Espérance a traversé les siècles. Témoin d’une époque faste pour les brasseries des faubourgs strasbourgeois, elle fermera pourtant ses portes bientôt, a annoncé Heineken. (Crédit : ©Heineken France)

Comme le pain, on fabriquait autrefois sa bière chez soi. Comme les boulangeries, on trouvait les brasseries dans les villages. Ainsi commence l’histoire de cette boisson, contée par l’historien strasbourgeois Nicolas Stoskopf. En 1840, l’Alsace compte en effet 350 brasseries ! 90 dans le Haut-Rhin (mais il n’existe pas de statistiques pour le sud-ouest du département), et donc 260 dans le Bas-Rhin. Et déjà, Strasbourg est un pôle important. Des brasseries des bourgs coule la bière, qui se distribue aussi dans les débits de boissons des villages. « La bière est conviviale, elle se partage. On se retrouvait quotidiennement après le travail. C’est le stammtisch (la tablée des habitués en alsacien) », résume l’historien, avec simplicité.

Si tout le territoire est largement abreuvé, les cartes montrent aussi qu’au XIXe siècle, plus on va vers le nord, plus on aime la bière… Une consommation à ne pas opposer, et il faut le souligner d’emblée, à celle du vin. À cette époque, les vignes s’étendent dans toute l’Alsace. L’universitaire insiste : « Pas de concurrence, mais une tendance ».

La bière d’Alsace s’exporte

Au-delà du lien social dont elle est le ciment, comment expliquer une telle profusion ? Les brasseries bas-rhinoises sont un exemple parmi d’autres de l’émergence de nombreuses petites industries dans le département (lire en encadré). Au XIXe siècle, la densité rurale est telle que les familles paysannes doivent chercher des activités complémentaires pour subvenir à leurs besoins. Les parcelles sont morcelées. Les exploitations trop petites pour faire travailler toute la famille. La pression foncière était, il y a deux siècles, déjà une réalité. Par la force des choses, naissent alors de nouveaux savoir-faire qui bientôt s’exportent. Car bien que les métiers se développent, la place, elle, manque toujours. Beaucoup de producteurs vont alors diffuser la bière d’Alsace ailleurs en France. C’est d’ailleurs à ce moment qu’apparaissent les grandes brasseries parisiennes, aujourd’hui encore des institutions dans la capitale. Cela va même parfois plus loin, souligne l’historien : « À Barcelone, la plus ancienne brasserie de la ville, la Damm, a été fondée par des Alsaciens ! »

Et ce n’est que le début. Avec le Second Empire (1852), un « engouement formidable » naît pour la bière d’Alsace, raconte Nicolas Stoskopf. La pils, légère à fermentation basse, plaît. Pour transporter les tonneaux du tant aimé breuvage, des « trains à bière » relient alors chaque semaine, les grandes brasseries de Strasbourg à Paris. Le transport ferroviaire reste un atout fort de la bière d’Alsace aujourd’hui, et le train à bière existe toujours, en témoigne la ligne qui arrive directement dans l’usine Kronenbourg d’Obernai.

Dans les faubourgs de Strasbourg

Entraînées par cet enthousiasme pour la bière d’Alsace, naissent à partir de 1850 de grandes brasseries dans les faubourgs de Strasbourg : à Schiltigheim, Koenigshoffen et Cronenbourg. L’industrialisation bat son plein. Les brasseurs adoptent des techniques allemandes de fermentation à basse température, introduites en 1847, qui exigent installations et investissements. Dans ces faubourgs, ils peuvent creuser des caves réfrigérées, « des caves de garde », d’abord refroidies avec de la glace stockée en hiver.

Pour les petites brasseries, la concurrence est rude : la bière industrielle se conserve mieux, se transporte mieux et coûte moins cher. Strasbourg intra-muros se vide rapidement de ses petits sites de production artisanaux. Des brasseries rurales, seules quelques-unes parviendront à se maintenir à travers les années, comme Meteor et Licorne.

Nouveau coup dur, la guerre de 1870 met un coup d’arrêt au commerce de la bière d’Alsace. Le marché français se ferme un temps. Quelques Alsaciens bâtissent alors des brasseries de l’autre côté de la frontière pour continuer à produire en France. Il faudra une autre guerre et d’autres frontières pour que l’histoire de la bière d’Alsace écrive un nouveau chapitre.

L’après-guerre et les 30 Glorieuses sont synonymes d’une forte croissance pour toute l’économie française comme pour la brasserie. Dans les années 1950, un nouveau phénomène de concentration s’opère. L’industrie découvre les économies d’échelle. La décennie suivante est marquée par « la course à la taille », explique Nicolas Stoskopf. « Les industriels recherchent la plus grosse production. Un seuil en dessous duquel il n’y a pas de salut. Seuls certains parviennent à résister, dont Michel Haag (président de la brasserie Meteor, 7e génération de brasseurs, ndlr) ».

Les contenants revêtent alors une importance particulière pour permettre à la consommation de masse de se développer, continue l’historien. Kronenbourg, par exemple, a beaucoup innové. « L’un des succès de Kronenbourg est lié à l’adoption de la bouteille Steinie en 1948. C’est le point de départ du formidable développement de Kronenbourg ! » Avec les premiers supermarchés, on instaure même le fameux « pack de 6 » : la 6-Kronenbourg, ou comment faciliter la consommation à domicile. En 1964, les bières d’Alsace représentent 37 % de la production française et 80 % de l’exportation. Elles s’installent durablement dans le caddie des Français.

Il n’en resta plus que trois

Depuis les années 1990, la bière d’Alsace a changé. La fin du siècle voit un mouvement inverse apparaître avec les microbrasseries, comme un retour aux brasseries artisanales et rurales d’autrefois. « De la cité des brasseurs qu’était Schiltigheim, il n’y a plus rien », se désole Nicolas Stoskopf. Fondée en 1746, la brasserie de l’Espérance (Heineken), la dernière d’entre elles, fermera ses portes bientôt(1), après Fischer en 2009 et Adelshoffen en 2000… Aujourd’hui, les grandes brasseries historiques ne sont plus qu’au nombre de trois : Kronenbourg, Meteor et la Licorne. Fleuron de l’industrie alsacienne, l’usine Kronenbourg d’Obernai, dite K2, est le plus grand site de production en France.

« La bière n’est plus la même boisson du peuple. Elle est montée en gamme », analyse l’historien. « Mais même si c’est un peu plus cher, je continue à boire ma Meteor ! » Nicolas Stoskopf affiche, comme tout bon Alsacien, sa préférence. « C’est l’héritage de l’histoire… enchaîne-t-il. 1664, ce n’est pas une plaisanterie ! » Cette année-là, un maître brasseur du nom de Jérôme Hatt avait eu l’ambition de créer une bière qui n’était pas interchangeable. Il avait eu le rêve qu’un jour, de Strasbourg à Barcelone, un amateur demande une Kronenbourg, une Licorne, une Meteor… et non pas simplement « une bière ».

Note : (1) Le 14 novembre 2022, Heineken annonçait la fermeture de son site alsacien « dans les trois ans », évoquant notamment un enclavement en ville qui « empêche tout agrandissement ». La production sera transférée vers les brasseries de Mons-en-Barœul et Marseille.

Les origines du houblon

« Le houblon s’est installé en Alsace parce qu’il y avait des brasseries », répond sans détour l’universitaire à la question du lien entre l’agriculture et la brasserie. On trouve des traces des premières plantations vers 1830 autour de Haguenau. Les brasseries existaient déjà. « C’était une culture rémunératrice sur une faible surface ». Comme pour le tabac, le chanvre, la vigne, les asperges… les Alsaciens cherchent alors des cultures qui rapportent et qui demandent de la main-d’œuvre. « Moi-même quand j’étais petit garçon, j’allais dans les fermes faire la cueillette des cônes de houblon », se souvient Nicolas Stoskopf. C’est typiquement une activité qui occupait une main-d’œuvre sous employée, comme les femmes et les enfants.

La bière sous pression

En 1909, les brasseurs strasbourgeois décident d’augmenter le prix de la bière. Tollé général, les ouvriers appellent au boycott ! « Travailleurs, citoyens, ne buvez pas de bières », peut-on lire sur les affiches placardées. Les syndicats à l’initiative du mouvement établissent des listes des brasseries autorisées. Y figurer devient un véritable enjeu. « Et ça a marché ! », raconte Nicolas Stoskopf. Les brasseurs cèdent. Cet épisode montre à quel point la bière est une boisson populaire. Elle rappelle aussi la puissance des syndicats. « C’est même étonnant, car aujourd’hui on n’arriverait plus à faire ce genre de chose », souligne l’historien.